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M. Partridge se trompe, ou trompe le public, ou veut frauder ses héritiers. — Ailleurs la lugubre plaisanterie devient plus lugubre. Swift suppose que son ennemi le libraire Curl vient d’être empoisonné, et raconte son agonie. Un interne de l’Hôtel-Dieu n’écrirait pas plus froidement un journal plus repoussant. Les détails, établis avec la solidité de Hogarth, sont d’une minutie admirable, mais atroce. On rit, ou plutôt on ricane, le cœur serré, comme devant les extravagances d’un fou d’hôpital. Swift dans sa gaieté est toujours tragique; rien ne le détend; même quand il sert, il blesse. Jusque dans son journal à Stella, il y a une sorte d’austérité impérieuse; ses complaisances sont celles d’un maître pour un enfant. Ni la grâce ni le bonheur d’une jeune fille de seize ans ne l’amollissent[1], Elle vient de se marier, et il lui dit que l’amour est une niaiserie ridicule; puis il ajoute avec une brutalité parfaite : « Vos pareilles emploient plus de pensées, de mémoire et d’application pour être extravagantes qu’il n’en faudrait pour les rendre sages et utiles. Quand je réfléchis à cela, je ne puis concevoir que vous soyez des créatures humaines, vous êtes une sorte d’espèce à peine au-dessus du singe. Encore un singe a des tours plus divertissans, est un animal moins malfaisant, moins coûteux; il pourrait avec le temps devenir critique passable en fait de velours et de brocart, et ces parures, que je sache, lui siéraient aussi bien qu’à vous. »

Est-ce un pareil esprit qu’apaisera la poésie? Ici comme ailleurs, il est plus infortuné que personne. Il est exclu des grands ravissemens de l’imagination comme des vives échappées de la conversation. Il ne peut rencontrer ni le sublime ni l’agréable; il n’a ni les entraînemens de l’artiste, ni les divertissemens de l’homme du monde. Deux sons semblables au bout de deux lignes égales ont toujours consolé les plus cuisantes peines; la vieille Muse, après trois mille ans, est encore une jeune et divine nourrice, et son chant berce les nations maladives qu’elle visite comme les jeunes races florissantes où elle a paru. La musique involontaire dont la pensée s’enveloppe cache la laideur et dévoile la beauté. L’homme fiévreux, après le labeur du soir et les angoisses de la nuit, aperçoit au matin la blancheur rayonnante du ciel qui s’ouvre; il se déprend de lui-même, et la joie de la nature entre de toutes parts avec l’oubli dans son cœur. Que si ses misères le poursuivent, le souffle poétique, qui ne peut les effacer, les transforme : elles s’ennoblissent, il les aime, et dès lors il les supporte, car la seule chose à laquelle il ne puisse se résigner, c’est la petitesse. Ni Faust ni Manfred n’ont épuisé la douleur humaine; ils n’ont bu de la cruelle coupe que le vin généreux, ils ne sont point descendus jus-

  1. Letter to a very young lady.