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l’envie d’écrire des mémoires sur la vie de son excellence. » Dans tout ce morceau, la voix de Swift est restée calme; pas un muscle de son visage n’a remué, ni demi-sourire, ni éclair de l’œil, ni geste; il parle en statue, mais sa colère croît par la contrainte et brûle d’autant plus qu’elle n’a pas d’éclat.

C’est pourquoi son style ordinaire est l’ironie grave. Elle est l’arme de l’orgueil, de la méditation et de la force. L’homme qui l’emploie au plus fort de la tempête intérieure se contient; il est trop fier pour offrir sa passion en spectacle; il ne prend point le public pour confident; il entend être seul dans son âme; il aurait honte de se livrer; il veut et sait garder l’absolue possession de soi. Ainsi concentré, il comprend mieux et il souffre davantage; l’emportement ne vient point soulager sa colère ou dissiper son attention; il sent toutes les pointes et pénètre jusqu’au fond de l’opinion qu’il déteste; il multiplie sa douleur et sa connaissance, et ne s’épargne ni blessure, ni réflexion. C’est dans cette attitude qu’il faut voir Swift, impassible en apparence, mais les muscles contractés, le cœur brûlant de haine, écrire avec un sourire terrible des pamphlets comme celui-ci[1] :


« Il n’est peut-être ni très sûr, ni très prudent de raisonner contre l’abolition du christianisme dans un moment où tous les partis sont déterminés et unanimes sur ce point. Cependant, soit affectation de singularité, soit perversité de la nature humaine, je suis si malheureux, que je ne puis être entièrement de cette opinion. Bien plus, quand je serais sûr que l’attorney-général va donner ordre qu’on me poursuive à l’instant même, je confesse encore que dans l’état présent de nos affaires soit intérieures, soit extérieures, je ne vois pas la nécessité absolue d’extirper chez nous la religion chrétienne. Ceci pourra peut-être sembler un paradoxe trop fort, même à notre âge savant et paradoxal; c’est pourquoi je l’exposerai avec toute la réserve possible et avec une extrême déférence pour cette grande et docte majorité qui est d’un autre sentiment. — Du reste, j’espère qu’aucun lecteur ne me suppose assez faible pour vouloir défendre le christianisme réel, qui, dans les temps primitifs, avait, dit-on, quelque influence sur la croyance et les actions des hommes : ce serait là en effet un projet insensé; on détruirait ainsi d’un seul coup la moitié de la science et tout l’esprit du royaume. Le lecteur de bonne foi comprendra aisément que mon discours n’a d’autre objet que de défendre le christianisme nominal, l’autre ayant été depuis quelque temps mis de côté par le consentement général comme tout à fait incompatible avec nos projets actuels de richesse et de pouvoir. »


Swift examine donc les avantages que pourrait avoir cette abolition du titre et du nom de chrétien, ceux-ci par exemple :

  1. Argument contre l’abolition du Christianisme. Il s’agit de décrier les whigs, amis des libres penseurs.