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jadis ceux de Rome, essaient légalement d’accaparer l’état. Pareillement, la constitution anglaise ne fut jamais qu’une transaction entre des puissances distinctes, contraintes de se tolérer les unes les autres, disposées à empiéter les unes sur les autres, occupées à traiter les unes avec les autres. La politique est pour eux un intérêt domestique, pour nous une occupation de l’esprit : ils en font une affaire, nous en faisons une discussion.

C’est pourquoi leurs pamphlets, et notamment ceux de Swift, ne nous paraissent qu’à demi littéraires. Pour qu’un raisonnement soit littéraire, il faut qu’il ne s’adresse point à tel intérêt ou à telle faction, mais à l’esprit pur, qu’il soit fondé sur des vérités universelles, qu’il s’appuie sur la justice absolue, qu’il puisse toucher toutes les raisons humaines; autrement, étant local, il n’est qu’utile : il n’y a de beau que ce qui est général. Il faut encore qu’il se développe régulièrement par analyse, avec des divisions exactes, que la distribution y donne une image de la pure raison, que l’ordre des idées y soit inviolable, que tout esprit puisse y puiser aisément une conviction entière, que la méthode, comme les principes, soit raisonnable en tous les lieux et dans tous les temps. Il faut enfin que la passion de bien prouver se joigne à l’art de bien prouver, que l’orateur annonce sa preuve, qu’il la rappelle, qu’il la présente sous toutes ses faces, qu’il veuille pénétrer dans les esprits, qu’il les poursuive, mais en même temps qu’il traite ses auditeurs en hommes dignes de comprendre et de croire les vérités générales, et que son discours ait la vivacité, la noblesse, la politesse et l’ardeur qui conviennent à de tels sujets et à de tels esprits. C’est par là que la prose antique et la prose française sont éloquentes, et que des dissertations de politique ou des controverses de religion sont restées des modèles d’art.

Ce bon goût et cette philosophie manquent à l’esprit positif; il veut atteindre non la beauté éternelle, mais le succès actuel. Swift ne s’adresse pas à l’homme en général, mais à certains hommes. Il ne parle pas à des raisonneurs, mais à un parti; il ne s’agit pas d’enseigner une vérité, mais de faire une impression; il n’a pas pour but d’éclairer cette partie isolée de l’homme qu’on appelle l’esprit, mais de remuer cette masse de sentimens et de préjugés qui est tout l’homme. Pendant qu’il écrit, son public est sous ses yeux : gros squires bouffis par le porto et le bœuf, accoutumés à la fin du repas à hurler loyalement pour l’église et le roi; gentilshommes fermiers aigris contre le luxe de Londres et l’importance nouvelle des commerçans; ecclésiastiques nourris de sermons pédans et de haine ancienne contre les dissidens et les papistes. Ces gens-là n’auront pas assez d’esprit pour suivre une belle déduction ou pour entendre un principe abstrait. Il faut calculer les faits qu’ils savent, les idées