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vous distinguerez dans la science les doctrines solides que la discussion n’ébranle plus, les larges idées que le choc des systèmes purifie et déploie, les promesses magnifiques que les progrès présens ouvrent à l’ambition de l’avenir. On peut de la sorte échapper à la haine par la nullité de la perspective et par la grandeur de la perspective, par l’impuissance de découvrir les contrastes et par la puissance de découvrir l’accord des contrastes. Élevé au-dessus de l’une, abaissé au-dessous de l’autre, voyant le mal et le désordre, ignorant le bien et l’harmonie, exclu de l’amour et du calme, livré à l’indignation et à l’amertume, Swift ne rencontre ni une cause qu’il puisse chérir, ni une doctrine qu’il puisse établir[1]; il emploie toute la force de l’esprit le mieux armé et du caractère le mieux trempé à décrier et à détruire : toutes ses œuvres sont des pamphlets.


II. — LE PAMPHLÉTAIRE.

C’est à ce moment et entre ses mains que le journal atteignit en Angleterre son caractère propre et sa plus grande force. La littérature entrait dans la politique. Pour comprendre ce que devint l’une, il faut comprendre ce qu’était l’autre : l’art dépendit des affaires, el l’esprit des partis fit l’esprit des écrivains.

En France, une théorie paraît, éloquente, bien liée et généreuse; les jeunes gens s’en éprennent, portent un chapeau et chantent des chansons en son honneur; le soir, en digérant, les bourgeois la lisent et s’y complaisent; plusieurs, ayant la tête chaude, l’acceptent, et se prouvent à eux-mêmes leur force d’esprit en se moquant des rétrogrades. D’autre part, les gens établis, prudens et craintifs, se défient; comme ils se trouvent bien, ils trouvent que tout est bien, et demandent que les choses restent comme elles sont. Voilà nos deux partis, fort anciens, comme chacun sait, fort peu graves, comme chacun voit. Nous avons besoin de causer, de nous enthousiasmer, de raisonner sur des opinions spéculatives, tout cela fort légèrement, environ une heure par jour, ne livrant à ce goût que la superficie de nous-mêmes, si bien nivelés, qu’au fond nous pensons tous de même, et qu’à voir justement les choses on ne trouvera dans notre pays que deux partis, celui des hommes de vingt ans et celui des hommes de quarante ans. Au contraire les partis anglais furent toujours des corps compactes et vivans, liés par des intérêts d’argent, de rang et de conscience, ne prenant les théories que pour drapeau ou pour appoint, sortes d’états secondaires qui, comme

  1. « L’absence de foi est un inconvénient qu’il faut cacher quand on ne peut le vaincre. — Je me regarde, en qualité de prêtre, comme chargé par la Providence de défendre un poste qu’elle m’a confié, et pour faire déserter autant d’ennemis qu’il est possible. » (Pensées sur la Religion.)