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engorgé, voilà les aiguillons qui l’ont lancé comme un taureau. Plus de mille pamphlets en quatre ans vinrent l’irriter encore, avec les noms de renégat, de traître et d’athée. Il les écrasa tous, mit le pied sur leur parti, s’abreuva du poignant plaisir de la victoire. Si jamais âme fut rassasiée de la joie de déchirer, d’outrager et de détruire, ce fut celle-là. Le débordement du mépris, l’ironie implacable, la logique accablante, le cruel sourire du combattant qui marque d’avance l’endroit mortel où il va frapper son ennemi, marche sur lui et le supplicie à loisir, avec acharnement et complaisance, ce sont les sentimens qui l’ont pénétré et qui ont éclaté hors de lui, avec tant d’âpreté qu’il se barra lui-même sa carrière[1], et que de tant de hautes places vers lesquelles il étendait la main, il ne lui resta qu’un poste de doyen dans la misérable Irlande. L’avènement de George Ier l’y exila; l’avènement de George II, sur lequel il comptait, l’y confina. Il s’y débattit d’abord contre la haine populaire, puis contre le ministère vainqueur, puis contre l’humanité tout entière, par des pamphlets sanglans, par des satires désespérées; il y savoura encore une fois le plaisir de combattre et de blesser[2] ; il y souffrit jusqu’au bout, assombri par le progrès de l’âge, par le spectacle de l’oppression et de la misère, par le sentiment de son impuissance, furieux « de vivre parmi des esclaves, » enchaîné et vaincu. «Chaque année, dit-il, ou plutôt chaque mois je me sens plus entraîné à la haine et à la vengeance, et ma rage est si ignoble qu’elle descend jusqu’à s’en prendre à la folie et à la lâcheté du peuple esclave parmi lequel je vis. » Ce cri est l’abrégé de sa vie publique; ces sentimens sont les matériaux que la vie publique a fournis à son talent.

Il les retrouvait dans la vie privée, plus violens et plus intimes. Il avait élevé et aimé purement une jeune fille charmante, instruite, honnête, Esther Johnson, qui dès l’enfance l’avait chéri et vénéré uniquement. Elle habitait avec lui, il avait fait d’elle sa confidente. De Londres, pendant ses combats politiques, il lui envoyait le journal complet de ses moindres actions; il écrivait pour elle deux fois par jour, avec une familiarité, un abandon extrêmes, avec tous les badinages, toutes les vivacités, tous les noms mignons et caressans de l’épanchement le plus tendre. Cependant une autre jeune fille belle et riche, miss Vanhomrigh, s’attachait à lui, lui déclarait son amour, recevait plusieurs marques du sien, le suivait en Irlande, tantôt jalouse, tantôt soumise, mais si passionnée, si malheureuse, que ses lettres auraient brisé le cœur le plus dur. « Si vous conti-

  1. Par le Conte du Tonneau auprès du clergé, et par la Prophétie de Windsor auprès de la reine.
  2. Lettres du Drapier, Gulliver, Rhapsodie sur la poésie. Proposition modeste, divers pamphlets sur l’Irlande.