Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/877

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses yeux terribles et hagards. Voilà le puissant et douloureux génie que la nature livrait en proie à la société et à la vie; la société et la vie lui ont versé tous leurs poisons.

Il a subi la pauvreté et le mépris dès l’âge où l’esprit s’ouvre, à l’âge où le cœur est fier[1], à peine soutenu par les maigres aumônes de sa famille, sombre et sans espérance, sentant sa force et les dangers de sa force. A vingt et un ans, secrétaire chez sir William Temple, il eut par an 20 livres sterling de gages, mangea à la table des premiers domestiques, écrivit des odes pindariques en l’honneur de son maître, emboursa dix ans durant les humiliations de la servitude et la familiarité de la valetaille, obligé d’aduler un courtisan goutteux et flatté, de subir mylady sa femme et mylady sa sœur, agité d’angoisses « dès qu’il voyait un peu de froideur » dans les yeux de sir William, leurré d’espérances vaines, contraint après un essai d’indépendance de reprendre la livrée qui l’étouffait. « Pauvres hères, cadets du ciel, indignes de son soin, nous sommes trop heureux de rattraper les restes et le rebut de sa table! » — « C’est pourquoi, quand vous trouvez que les années viennent sans espérance d’une place, je vous conseille d’aller sur la grande route, seul poste d’honneur qui vous soit laissé; vous y rencontrerez beaucoup de vos vieux camarades, et vous y ferez une vie courte et bonne. » Suivent des avis sur la conduite qu’ils devront tenir lorsqu’on les mènera à la potence. Voilà ses instructions aux domestiques; il racontait ainsi ce qu’il avait souffert. A trente et un ans, espérant une place du roi Guillaume III, il édita les œuvres de son patron, les dédia au souverain, lui remit un placet, n’eut rien, et retomba au poste de secrétaire chez lord Berkeley, cette fois chapelain de la famille, avec tous les dégoûts dont ce rôle de valet ecclésiastique rassasiait alors un homme de cœur. « J’honore la soutane, dit la servante Harris[2], je veux être femme d’un curé. Que vos excellences me donnent une lettre avec un ordre pour le chapelain! » Les excellences, lui ayant promis le doyenné de Derry, le donnèrent à un autre. Rejeté vers la politique, il écrivit un pamphlet whig, les Dissensions d’Athènes et de Rome, reçut de lord Halifax et des chefs du parti vingt belles promesses, et fut planté là. Trente ans d’insultes sans vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances nourries, puis écrasées, des rêves violens et magnifiques subitement flétris par la contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de cacher sa haine et sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante, l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la colère amassée et du dédain

  1. Il avait esquissé dès cette époque le Conte du Tonneau.
  2. Mistress Harris’s petition.