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ner, « je fus hautement irrité, dit Swift, qu’il se fût plaint de moi avant de m’avoir parlé. Je ne lui dirai plus une parole qu’il ne m’ait demandé pardon. » Il traita l’art comme les hommes, écrivant d’un trait, dédaignant « la dégoûtante besogne de se relire, » ne signant aucun de ses livres, laissant chaque écrit faire son chemin seul, sans le secours des autres, sans le patronage de son nom, sans la recommandation de personne. Il avait l’âme d’un dictateur, altéré de pouvoir, et ouvertement, disant « que tous ses efforts pour se distinguer venaient du désir d’être traité comme un lord[1]. » — « Que j’aie tort ou raison, ce n’est pas l’affaire. La renommée d’esprit ou de grand savoir tient lieu d’un ruban bleu ou d’un carrosse à six bêtes. » Mais ce pouvoir et ce rang, il se les croyait dus; il ne demandait pas, il attendait. « Je ne solliciterai jamais pour moi-même, quoique je le fasse souvent pour les autres. » Il voulait l’empire, et agissait comme s’il l’avait eu. La haine et le malheur trouvent leur sol natal dans ces esprits despotiques. Ils vivent en rois tombés, toujours insultans et blessés, ayant toutes les misères de l’orgueil, n’ayant aucune des consolations de l’orgueil, incapables de goûter ni la société, ni la solitude, trop ambitieux pour se contenter du silence, trop hautains pour se servir du monde, nés pour la rébellion et la défaite, destinés par leur passion et leur impuissance au désespoir, et au talent.

La sensibilité ici exaspérait les plaies de l’orgueil. Sous ce flegme du visage et du style bouillonnaient des passions furieuses. Il y avait en lui une tempête incessante de colères et de désirs. « Une personne de haut rang en Irlande (qui daignait s’abaisser jusqu’à regarder dans mon esprit) avait coutume de dire que cet esprit était comme un démon conjuré, qui ravagerait tout si je ne lui donnais de l’emploi. » Le ressentiment s’enfonçait en lui plus avant et plus brûlant que dans les autres hommes. Il faut écouter le profond soupir de joie haineuse avec lequel il contemple ses ennemis sous ses pieds. « Tous les whigs étaient ravis de me voir; ils se noient et voudraient s’accrocher à moi comme à une branche; leurs grands me faisaient tous gauchement des apologies. Cela est bon de voir la lamentable confession qu’ils font de leur sottise. » Et un peu après : « Qu’ils crèvent et pourrissent, les chiens d’ingrats! Avant de partir d’ici, je les ferai repentir de leur conduite... J’ai gagné vingt ennemis pour deux amis, mais au moins j’ai eu ma vengeance. » Il est assouvi et comblé; comme un loup et comme un lion, il ne se soucie plus de rien.

Cette fougue l’emportait à travers toutes les témérités et toutes les violences. Ses Lettres du Drapier avaient soulevé l’Irlande contre

  1. Lettre à Bolingbroke.