Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/840

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’obligeait pas Louis XV à tirer l’épée contre les princes allemands qui contestaient le titre de Marie-Thérèse, il lui imposait tout au moins l’obligation de reconnaître pour son compte le droit de l’archiduchesse et d’attendre, dans une neutralité bienveillante, l’issue d’une querelle dans laquelle la France était au fond parfaitement désintéressée. Lorsque, dans l’ivresse des petits soupers, les jeunes courtisans poussaient la royauté à la guerre et au parjure, un tel conseil n’avait pas même l’excuse d’un profit lointain à poursuivre. Dans l’extrémité où était réduite Marie-Thérèse, après les premiers succès de ses ennemis, parler de la nécessité de continuer la politique traditionnelle de la France pour l’abaissement de la maison d’Autriche, c’était mettre des mots à la place de réalités disparues. Alors que des Bourbons régnaient à Madrid et à Naples, lorsque dans le nord de l’Allemagne la monarchie prussienne suffisait seule pour tenir l’empire en échec, il était dérisoire d’invoquer, pour pallier une iniquité, les souvenirs d’Henri IV et de Richelieu. La guerre à laquelle on poussait un ministre incapable de résister désormais aux passions qui lui étaient le plus odieuses était à la fois sans motif comme sans excuse. Au XVIIIe siècle, la véritable politique de la France en Allemagne aurait consisté à maintenir au sein du corps germanique l’équilibre de la Prusse avec l’Autriche, de manière à interdire tout accroissement notable à l’une comme à l’autre de ces puissances. La France méconnut donc ses véritables intérêts, lorsqu’en 1742 elle s’efforça d’écraser Marie-Thérèse avec le concours de Frédéric II, comme elle le fit en 1756, lorsque, changeant brusquement de point de vue, elle entreprit, sous l’inspiration de Mme de Pompadour, d’anéantir la puissance prussienne dans le seul intérêt et pour la plus grande gloire de l’impératrice.

Fleury discerna très bien, malgré ses quatre-vingt-cinq ans, la profondeur de l’abîme dans lequel on poussait sa patrie en l’y entraînant lui-même. Tous les contemporains s’accordent pour reconnaître qu’il opposa des objections nombreuses au projet de cette expédition de Bohême, appelée à finir par un désastre si mérité. Voltaire, généralement bienveillant pour le cardinal, dont il eut presque toujours à se louer, affirme que Fleury alla jusqu’à consigner son opinion dans un long mémoire au roi; il ajoute avec trop de raison qu’il n’eut pas, « malheureusement pour sa gloire, la force de se retirer, afin de vivre avec lui-même sur le bord de son tombeau[1]. »

Tel fut en effet le tort le plus grave de l’homme à qui la Providence prodigua toutes les faveurs, excepté celle d’une mort opportune. Engagé dans une entreprise qu’il avait désapprouvée, Fleury

  1. Siècle de Louis XV, ch. VI.