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d’ailleurs on était moins sur ses gardes, on se laissait plus facilement apercevoir, et les francs tireurs ennemis, toujours embusqués aux meurtrières, ne manquaient guère de mettre ces imprudences à profit. En moyenne, ils tuaient de trois à cinq hommes par jour. La nuit, pour garder tous les postes, il ne fallait pas moins de trois cents hommes. Il fallait en outre des corvées nombreuses pour le service des mines et contre-mines. Le manque de sommeil, l’humidité des tranchées, l’infection de l’air, tout conspirait pour que la dyssenterie, la fièvre, la petite-vérole, le choléra, vinssent ajouter leurs ravages à ceux de la guerre.

Au milieu de ces terribles fléaux, croira-t-on qu’un des plus ressentis fut le nombre immense de mouches attirées sur ce point où la chaleur et les pluies intermittentes mettaient tant de substances animales en état de putréfaction ? Pas un des annalistes du siège qui ne se rappelle cette plaie d’Égypte, et cela dans des termes encore empreints de la colère nerveuse que cause l’attaque réitérée de ces odieux insectes. « Le sol en était noir, nos tables en étaient couvertes, s’écrie l’un d’eux. Elles nous ôtaient notre sommeil du jour ; elles nous empêchaient de manger… Quand j’avalais ma misérable dall-rotie[1], ces maudites bêtes se jetaient par escouades dans ma bouche à peine ouverte, et de là retombaient pêle-mêle dans mon assiette, où elles flottaient, poivre improvisé, puis… mais je m’arrête avant de me laisser aller à quelque impertinence. Le fait est que le seul souvenir de cette agaçante misère suffirait à faire blasphémer un saint… »

Depuis une attaque repoussée le 10 août, et dont le récit ne nous a paru présenter aucun intérêt particulier, les rebelles avaient cessé de tenter l’assaut. On s’attendait à quelques entreprises prochaines à l’occasion des fêtes du Mohurrum[2], qui s’annonçaient par le bruit, devenu plus fréquent, des tam-tams et des cornets à bouquin. Le neuvième des quarante jours du Mohurrum arrive la Kutl-ka-Rath, — la nuit de la boucherie, — où les musulmans schiites sont dans l’usage d’immoler des chèvres par manière de sacrifice propitiatoire. La garnison de Lucknow pensait à bon droit que le massacre des Feringhis devait être regardé par ces fanatiques comme bien

  1. Soupe au bouillon de lentilles mêlé à des tranches de pain sans levain. C’est le plus grossier aliment des soldats hindous. À Delhi, les cipayes victorieux demandaient à être nourris par les plus riches négocians de la ville. Ceux-ci, intimidés, proposaient de la dall-rotie. « Comment ? de la dall-rotie pour quelques jours qui nous restent à vivre ? » s’écriaient les cipayes dans un curieux accès de sincérité découragée et d’indignation gastronomique.
  2. Fête mahométane, où est honorée la mort de Hossein et de Hussen, regardés par les schiites comme deux martyrs de leur foi, et comptés parmi leurs douze imaums ou saints.