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Christian se mit à rire en s’avouant à lui-même qu’il était un diplomate très maladroit. — Croyez-moi, dit-il au danneman, je suis un homme simple et sincère. Je ne suis pas habitué à ne pas être cru sur parole ; ma figure paraît bonne à tout le monde. Si vous ne prenez pas mes trente dalers aujourd’hui, le major voudra vous les donner demain, et c’est ce qui me blesse.

— Le major ne me donnera rien, parce que je n’accepterai rien, répondit le danneman avec vivacité. C’est donc toi qui doutes de moi à présent ?

Christian dut renoncer à laisser sa mince fortune dans cette maison qui servait peut-être d’asile à sa mère. Ce débat de délicatesse eût pu dégénérer en querelle, vu que le danneman arrosait largement d’eau-de-vie son naïf orgueil de paysan libre. D’ailleurs le traîneau était prêt, et Christian devait partir. Pour rien au monde, il n’eût voulu manquer les deux représentations qui devaient le mettre à la tête de cent dalers, et lui permettre par conséquent d’embrasser, sans rien devoir à personne, le nouveau genre de vie qu’il rêvait.

Il croyait que le danneman comptait l’accompagner ; mais, au lieu de monter dans le traîneau, Bœtsoï remit les rênes à son fils, en lui recommandant d’aller prudemment et de revenir de bonne heure.

— J’espérais avoir le plaisir de votre compagnie jusqu’à Waldemora, dit Christian au danneman.

— Non ! répondit celui-ci, je ne vais pas à Waldemora, moi ! Il faut que j’y sois forcé. Adieu, et à revoir !

Il y avait tant de hauteur et de dédain dans le ton du danneman en parlant de Waldemora, que Christian, en lui serrant la main, craignit qu’il ne s’aperçût de la conformation de ses doigts et que cette ressemblance, fortuite ou fatale, ne détruisît toute leur amitié ; mais la difformité était si légère et le danneman avait la main si rude qu’il ne s’aperçut de rien et envoya encore plusieurs fois de loin un adieu cordial à son hôte.

Malgré les recommandations de son père, Olof gagna le fond de la vallée au triple galop de son petit cheval, debout, lui, sur l’avant du véhicule et les rênes entortillées autour du bras, au risque d’être lancé au loin dans une chute et d’avoir tout au moins les deux poignets démis.

George Sand.

(La septième partie au prochain n°.)