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vint aggraver sa blessure, et il expira un mois après l’avoir reçue. Quelque temps auparavant, nous avions eu, lui et moi, une discussion théologique. « Je nie formellement, disait-il, qu’il y ait une Providence. Voyez donc un peu la belle justice qu’elle ferait ici-bas ! Ce modèle de brave homme, Polehampton[1], le voilà mort. Et un gredin comme moi,… vous verrez que je m’en tirerai, allez ! Je parie que je sortirai d’ici sain et sauf. » Il se trompait. À l’heure présente, il sait s’il y a, oui ou non, une Providence (ajoute pieusement M. Rees). »

Qu’on relise maintenant le dernier chapitre de la Chronique du temps de Charles IX, et on verra si Deprat n’était pas de même race que « le capitaine George. » Voici encore une figure qui semble étudiée par M. Mérimée.

« Trois amis de Deprat et moi portâmes ses restes au cimetière. Le cadavre du capitaine Cunliffe, mort le même jour, fut jeté dans la même fosse, et une courte prière acheva la cérémonie. En cette occasion, j’eus lieu de remarquer une différence frappante entre notre chapelain protestant et le prêtre catholique. Personne, du vivant de M. Deprat, n’avait été plus généreusement traité par lui que le père B…[2]. Cependant, comme il pleuvait fort ce soir-là, — pluie d’eau et pluie de balles, ma foi, — le padre semblait peu disposé à suivre le corps, alléguant que M. Deprat, fort relâché dans ses principes religieux, ne méritait pas d’être enterré chrétiennement. Pourtant, comme M. Harris (l’ecclésiastique protestant) se préparait pour la cérémonie, l’autre, un peu honteux, se vit amené par cela même à composition. Il vint de mauvaise grâce marmotter quelques mots inintelligibles, qui étaient censés du latin, et se retira bien vite, laissant enfouir à peu près comme un chien son compatriote et coreligionnaire. Je dis comme un chien, car les fossoyeurs manquaient en ce moment, et en conséquence nous fûmes obligés de le descendre nous-mêmes dans une fosse à moitié remplie d’eau. M. Harris cependant lisait à loisir sur le corps du capitaine Cunliffe nos belles prières pour les morts, et nous en adjugeâmes sa part au pauvre Deprat. J’ai connu du reste de très excellens prêtres appartenant au clergé catholique, gens qui méritaient toute espèce d’estime et de respect ; mais le père B… n’est certainement pas de ceux-là. »

Un autre Français, M. Geoffroi, un Italien, M. Barsotelli, sont fréquemment nommés dans les récits du siège de Lucknow. Tous deux firent bravement leur devoir de volontaires, et le dernier nommé, avec son imperturbable politesse, son optimisme persistant, sa ferme croyance aux principes de la phrénologie, le grand sabre de cavalerie qu’il traînait partout après lui, n’est pas une physionomie sans relief. Toutefois Deprat était un homme de trempe supérieure, et dans ces critiques circonstances commandait bien autrement l’attention.

  1. Le ministre protestant dont nous avons déjà raconté la mort.
  2. Nous supprimons naturellement le nom de cet ecclésiastique.