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Cependant il ne tarda pas à entrer dans un autre ordre de pensées contemplatives. Cette fois ce n’était plus un passé fantastique qui lui apparaissait ; c’était le songe d’un avenir assez logiquement déduit des résolutions qu’il avait prises, et dont il avait entretenu le major une heure auparavant. Il se voyait vêtu, comme le danneman, d’une lévite sans manches par-dessus une veste à manches longues et étroites, chaussé de bas de cuir jaune par-dessus des bas de drap, les cheveux coupés carrément sur le front, assis auprès de son poêle brûlant, et racontant à quelque rare visiteur ses expéditions sur les glaces flottantes, ou sur les courans du terrible gouffre Maelstroem et dans les sentiers perdus du Syltfield.

Dans ce milieu paisible et rude qu’il entrevoyait comme la récompense austère de ses voyages et de ses travaux, il essayait naturellement de se faire l’idée d’une compagne associée aux occupations rustiques de son âge mûr. Christian regardait attentivement les filles du danneman ; elles n’étaient pas assez belles pour qu’il se délectât à l’idée d’être l’époux d’une de ces mâles et sévères créatures. Il eût mieux aimé rester garçon que de ne pouvoir vivre intellectuellement avec la compagne de sa vie. Malgré lui, le fantôme de Marguerite voltigeait dans son rêve sous la forme d’une blonde et mignonne fée déguisée en fille des montagnes, et plus jolie avec la chemisette blanche et le corsage vert que dans sa robe à paniers et ses mules de satin ; mais cette fantaisie de toilette n’était qu’un travestissement passager : Marguerite était une figure détachée d’un autre cadre ; elle ne pouvait que traverser le chalet en souriant, et disparaître dans le traîneau bleu et argent, doublé de cygne, où il était à jamais défendu à Christian de s’asseoir à ses côtés.

— Va-t’en, Marguerite ! se dit-il. Que viens-tu faire ici ? Un abîme nous sépare, et tu n’es pour moi qu’une vision dansant au clair de la lune. La femme que j’aurai sera une épaisse réalité,… ou plutôt je n’aurai pas de femme ; je serai mineur, laboureur ou commerçant nomade comme mon hôte, pendant une vingtaine d’années, avant de pouvoir bâtir mon nid sur la pointe d’une de ces roches. Eh bien ! à cinquante ans, je me fixerai dans quelque site grandiose, j’y vivrai en anachorète, et j’élèverai quelque enfant abandonné qui m’aimera comme j’ai aimé Goffredi. Pourquoi non ? Si d’ici là j’ai découvert quelque chose d’utile à mes semblables, ne serai-je pas heureux ?

C’est ainsi que Christian retournait dans sa tête le problème de sa destinée ; mais son rêve de bonheur, quelque modeste qu’il le construisît, s’écroulait toujours devant l’idée de la solitude. — Et pourquoi donc depuis vingt-quatre heures, se disait-il, cette obsession d’amour sérieux ? Jusqu’à présent j’avais peu pensé au lende-