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contraire. On sait que nous sommes généralement dévoués à la royauté quand elle se fait le soutien du peuple contre les abus de la noblesse. C’est son rôle chez nous, et le paysan, qui fait cause commune avec elle, ne s’y trompe pas. Laissez faire, Christian : un temps viendra où diète et sénat seront bien forcés de compter avec le bourgeois et le paysan ! Notre roi n’ose pas. Notre reine Ulrique oserait bien, si son mari avait quelque énergie ; mais la sœur de Frédéric le Grand s’arrêterait-elle en chemin, si une fois elle pouvait rabattre l’orgueil et l’ambition des iarls ? J’en doute… Elle ne penserait qu’à étendre le pouvoir royal, sans admettre que la liberté publique doive y gagner. Notre espoir est donc dans Henri, le prince royal. C’est un homme de génie et d’action, celui-là !… Oui, oui ! un temps viendra… Pardon ! j’oublie que vous voulez voir des fourrures, et que vous ne vous intéressez guère à la politique de notre pays ; mais croyez bien que le prince royal…

— Oui, oui, le prince royal, répéta le lieutenant en suivant le major et Christian sous le hangar ; puis il resta pensif, occupé à apprendre par cœur en lui-même les mémorables paroles que venait de dire son ami, afin de se faire une opinion arrêtée sur la situation de son pays, dont il ne se fût pas beaucoup inquiété s’il eût consulté la philosophie apathique qui lui était naturelle ; mais le major avait une idée, il fallait bien que le lieutenant en eût une aussi, et quelle autre pouvait-il avoir ?… Ce raisonnement le conduisit à mettre sans restriction son espoir et sa confiance dans le génie du prince royal. Se trompait-il avec Larrson ? Henri (le futur Gustave III) avait en lui de puissantes séductions : l’instruction, l’éloquence, le courage, et certes, au début de sa carrière, l’amour du vrai et l’ambition de faire le bien ; mais il devait, comme Charles XII et tant d’autres, subir les entraînemens de ses propres passions en lutte contre celle du bien public. Après avoir sauvé la Suède de l’oligarchie, il devait la ruiner par le faste aveugle et par les faux calculs d’une politique sans vertu : grand homme quand même à un moment donné de sa vie, celui où, sans répandre une goutte de sang, il parvint à affranchir son peuple de la tyrannie d’une caste fatalement entraînée par ses priviléges à rompre l’équilibre social.

Christian, d’après tout ce qu’il avait pu recueillir de la situation du pays et du caractère présumé du futur héritier de la couronne, partageait volontiers les illusions et les espérances du major ; néanmoins il était encore plus occupé pour le moment, non pas d’acheter la doublure d’un vêtement d’hiver, il n’y pouvait songer, mais de regarder les dépouilles d’animaux que le danneman tenait entassées dans son étroit magasin. C’était pour lui un cours d’histoire naturelle relativement à quelques espèces, et Larrson, qui était un