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d’un homme aussi bien bâti et aussi bien portant que je le suis. Tenez, supposons un monologue de marionnette. C’est notre ami Stentarello qui parle ingénument : « Hélas ! trois fois hélas ! je ne dormirai donc plus dans des draps fins ! Hélas ! je ne pourrai plus, quand j’aurai chaud en Italie, prendre une glace à la vanille ! Hélas ! quand j’aurai froid en Suède, je ne pourrai donc plus mettre du rhum de première qualité dans mon thé ! Hélas ! je n’aurai plus d’habit de soie couleur de lavande pour aller danser, plus de manchettes pour encadrer ma main blanche ! Hélas ! je ne couvrirai plus mes cheveux de poudre de violette et de pommade à la tubéreuse ! étoiles, voyez mon destin déplorable ! Mon être si joli, si précieux, si aimable, va être privé de compotes dans des assiettes de Saxe, de ruban de moire à sa queue, de boucles d’or à ses souliers ! Fortune aveugle, société maudite ! tu me devais certes bien tout cela, ainsi qu’à Christian Waldo, qui fait si bien parler et gesticuler les marionnettes ! »

Larrson ne put s’empêcher de rire de la gaieté de Christian. — Vous êtes un bien drôle de corps, lui dit-il. Il y a des momens où vous me paraissez paradoxal, et d’autres où je me demande si vous n’êtes pas un aussi grand sage que Diogène brisant sa tasse pour boire à même le ruisseau.

— Diogène ! dit Christian, merci ! ce cynique m’a toujours paru un fou rempli de vanité. Dans tous les cas, s’il était vraiment philosophe et s’il voulait prouver aux hommes de son temps que l’on peut être libre et heureux sans bien-être, il a oublié la base de son principe : c’est que l’on ne peut pas être heureux et libre sans travail utile, et cette vérité-là est de tous les temps. Se réduire au strict nécessaire pour consacrer ses jours et ses forces à une tâche généreuse, ce n’est pas sacrifier quelque chose, c’est conquérir l’estime de soi, la paix de l’âme ; mais, sans ce but, le stoïcisme n’est qu’une sottise, et je trouve plus sensés et plus aimables ceux qui avouent n’être bons à rien qu’à se divertir.

Tout en causant ainsi, nos chasseurs arrivèrent en vue de l’habitation rustique où ils étaient attendus. Elle était si bien liée aux terrasses naturelles de la montagne que, sans la fumée qui s’en échappait, on ne l’eût guère distinguée de loin.

— Vous allez voir un très brave homme, dit le major à Christian, un type de fierté et de simplicité dalécarliennes. Il y a bien dans la maison un être assez désagréable, mais peut-être ne le verrons-nous pas.

— Tant pis, répondit Christian ; je suis curieux de toutes gens comme de toutes choses dans cet étrange pays. Quel est donc cet être désagréable ?