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escaladant par-dessus des arbres abattus et des rochers écroulés, sans presque daigner éviter ces obstacles, qui semblaient à chaque instant devoir faire voler en éclats le traîneau fragile. Christian ne savait lequel admirer le plus de l’audace du major ou de l’adresse et du courage du maigre petit cheval qu’il laissait aller à sa guise, car l’instinct merveilleux de l’animal ressemblait au sens de la seconde vue. Deux fois pourtant le traîneau versa. Ce ne fut pas la faute du cheval, mais celle du traîneau, qui ne pouvait se lier assez fidèlement à ses mouvemens, quelque ingénieusement construit qu’il pût être. Ces chutes peuvent être graves, mais elles sont si fréquentes que, sur la quantité, il en est peu qui comptent. Le traîneau du lieutenant, bien qu’averti par les accidens de celui qui lui frayait le passage, fut aussi deux ou trois fois culbuté. On roulait dans la neige, on se secouait, on remettait le traîneau sur sa quille, et on repartait sans faire plus de réflexion sur l’aventure que si l’on eût mis pied à terre pour alléger au cheval un peu de tirage. Ailleurs une chute fait rire ou frémir ; ici elle entrait tranquillement dans les choses prévues et inévitables.

Christian éprouvait un bien-être indicible dans cette course émouvante. — Je ne peux pas vous exprimer, disait-il au bon major, qui s’occupait de lui avec une fraternelle sollicitude, combien je me sens heureux aujourd’hui !

— Dieu soit loué, cher Christian ! Cette nuit, vous étiez mélancolique.

— C’était la nuit, le lac, dont la belle nappe de neige avait été souillée par la course, et qui avait l’air d’une masse de plomb sous nos pieds. C’était le högar éclairé de torches sinistres comme des flambeaux mortuaires sur un linceul. C’était cette barbare statue d’Odin, qui, de son marteau menaçant et de son bras informe, semblait lancer sur le monde nouveau et sur notre troupe profane je ne sais quelle malédiction ! Tout cela était beau, mais terrible ; j’ai l’imagination vive, et puis…

— Et puis, convenez-en, dit le major, vous aviez quelque sujet de chagrin.

— Peut-être, une rêverie, une idée folle que le retour du soleil a dissipée. Oui, major, le soleil a sur l’esprit de l’homme une aussi bienfaisante influence que sur son corps. Il éclaire notre âme comme nos yeux, et chasse les visions de la nuit au figuré comme au réel. Ce beau et fantastique soleil du Nord, c’est pourtant le même que le bon soleil d’Italie et que le doux soleil de France. Il chauffe moins, mais je crois qu’il éclaire mieux qu’ailleurs, dans ce pays d’argent et de cristal où nous voici ! Tout lui sert de miroir, même l’atmosphère, dans ces glaces immaculées. Béni soit le soleil, n’est-ce pas,