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tous ; c’est ce qui fait que peu importe celui qui donne carrière au talent. Ne méprisez pas le vôtre : tel qu’il est, il est cent fois plus moral que le mien.

— Oh ! oh ! monsieur Goefle, vous voilà dans un beau paradoxe ! Allez, allez, nous vous écoutons. Vous allez plaider cela avec éloquence.

— Je n’aurai pas d’éloquence, mes enfans, dit M. Goefle, pressé par les deux officiers comme par Christian de donner carrière à son imagination. Ce n’est pas ici le lieu de sophistiquer, et je suis en vacances. Je vous dirai tout bonnement que le métier d’amuser les hommes par des fictions est le premier de tous,… le premier en date, c’est incontestable : aussitôt que le genre humain a su parler, il a inventé des mythologies, composé des chants et récité des histoires ; le premier au point de vue de l’utilité morale, je le soutiendrais contre l’université et contre Stangstadius lui-même, qui ne croit qu’à ce qu’il touche. L’homme ne profite jamais de l’expérience ; vous aurez beau lui apprendre l’histoire authentique : il repassera sans cesse, de moins en moins si vous voulez, mais toujours proportionnellement à son degré de civilisation, dans les mêmes folies et les mêmes fautes. Est-ce que notre propre expérience nous profite à nous-mêmes ? Moi qui sais fort bien que demain je serai malade pour avoir fait le jeune homme cette nuit, vous voyez que je m’en moque ! Ce n’est donc pas la raison qui gouverne l’homme, c’est l’imagination, c’est le rêve. Or le rêve, c’est l’art, c’est la poésie, c’est la peinture, la musique, le théâtre… Attendez, messieurs, que je vide mon verre avant de passer à mon second point.

— À votre santé, monsieur Goefle ! s’écrièrent les trois amis.

— À votre santé, mes enfans ! Je continue. Je ne considère pas Christian Waldo comme un montreur de marionnettes. Qu’est-ce qu’une marionnette ? Un morceau de bois couvert de chiffons. C’est l’esprit et l’âme de Christian qui font l’intérêt et le mérite de ses pièces. Je ne le considère pas non plus seulement comme un acteur, car il ne lui suffirait pas de varier son accent et de changer de voix à chaque minute pour nous émouvoir : ce n’est là qu’un tour d’adresse. Je le considère comme un auteur, car ses pièces sont de petits chefs-d’œuvre, et rappellent ces mignonnes et adorables compositions musicales qu’ont faites d’illustres maîtres de chapelle italiens et allemands pour des théâtres de ce genre. C’était de la musique pour les enfans, disaient-ils avec modestie. En attendant, les connaisseurs en faisaient leurs délices. Donc, messieurs, rendons à Christian Waldo la justice qui lui est due.

— Oui, oui, s’écrièrent les deux officiers, que le punch rendait expansifs, vive Christian Waldo ! C’est un homme de génie.