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renaissance : sainte réaction dont on est tout fier ! Jamais pourtant le sensualisme pratique n’a exercé plus d’empire; jamais le calcul n’a été plus impudemment préféré au raisonnement; jamais la force plus honorée, la fortune plus glorifiée. Les intérêts positifs, devenus l’objet d’un véritable enthousiasme, ont remplacé les droits de l’homme, et depuis que tout le monde fait fi du matérialisme du XVIIIe siècle, on est plus matérialiste que lui.

L’inconséquence tient une grande place dans le monde, et il se pourrait qu’elle ne dût jamais être entièrement bannie des choses humaines. Du moins le danger des principes absolus développés avec une logique inflexible semble-t-il indiquer, soit dans la nature de la vérité, soit dans la nature de l’esprit humain, une certaine impossibilité d’assujettir la réalité aux formes rigoureuses de l’intelligence. L’incomplet de nos conceptions les plus étendues se trahit toujours par quelque endroit. Il ne faut donc pas s’étonner ni s’indigner outre mesure, quand l’inconséquence se laisse apercevoir, soit dans les croyances, soit dans les lois, soit dans les actions des hommes. Elle est comme le complément obligé et quelquefois le correctif utile de l’insuffisance ou de la fausseté de nos principes, ou plutôt de ce que nous appelons ainsi. L’erreur serait grande d’en conclure qu’il n’y a pas de principes; mais il est vrai que nos idées générales, sous leur expression la plus correcte, peuvent rarement être suivies au fil de la déduction comme des définitions mathématiques. La difficulté de rédiger d’une manière inattaquable les plus simples et les plus évidentes maximes de la morale est une preuve familière de cette infirmité de notre raison. Tout le monde convient que les règles de droit qui constituent la pure justice, le summum jus, doivent souvent être interprétées, c’est-à-dire modifiées par la délicatesse, le sentiment, l’honneur, par des idées enfin qui ne sont pas celles de la justice même.

Cette part légitime de l’inconséquence est en pratique fort accrue par nos erreurs et nos passions, et sans excuser les disparates étranges auxquelles parfois elles nous entraînent, il faut se résigner à les accepter, quand on les rencontre, et quand les suites n’en sont pas de tout point funestes. L’histoire nous montre partout le spectacle des contradictions humaines; quoiqu’elles aient déparé les meilleures causes, il faut leur pardonner lorsque du moins elles ne les ont pas perdues. L’expérience de la vie atteste qu’aucune entreprise ne saurait être conduite à bonne fin, s’il fallait pour agir ramener à une lucidité et à une concordance parfaites les idées et les sentimens de ceux dont on réclame le concours. La diversité des motifs n’est point un obstacle à la communauté d’action, et il n’est pas nécessaire de s’entendre sur tout pour se concerter et marcher ensemble au même but. Ces discordances partielles, ces variations