Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/722

Cette page a été validée par deux contributeurs.

emploi du temps ! De Cronstadt au Kamtchatka, à peine quelques jours de relâche : l’équipage arrive, réduit de moitié par le scorbut et les fatigues de cette course à travers l’étendue de deux océans ; il n’importe, ce n’est pas sur mer que l’Aurora peut espérer nous résister, et l’on se met à l’œuvre pour hérisser le port où elle s’est réfugiée de travaux de défense oubliés pendant les longues années de la paix. Dès la fin de juillet, elle est prête à nous recevoir ; à peine alors quittions-nous les Sandwich, et certes un seul des délais que nous semions ainsi sur notre route eût été pour elle le signal d’une perte inévitable. C’est que dans la guerre maritime, avec ces traversées dont les étapes gigantesques franchissent l’intervalle d’un hémisphère à l’autre, le temps n’est pas seulement le premier élément de succès ; il est souvent le succès lui-même, et quinze jours d’une relâche inutile suffisent parfois à décider du sort d’une campagne. Dans l’immortelle croisière de Nelson, qui se termina si fatalement pour nous par le désastre de Trafalgar, lorsque l’escadre anglaise parcourait fiévreusement les mers et s’en allait rechercher nos vaisseaux dans les ports de trois continens, quinze jours perdus par Villeneuve étaient plus encore que la défaite de notre flotte ; c’était le changement des destinées du monde, c’était l’arrêt qui effaçait de notre siècle l’histoire inconnue rêvée par le conquérant de l’Europe.

Il peut paraître étrange de citer, à côté de ces mémoires illustres, les noms inconnus de l’amiral Zavoïka et du commandant de l’Aurora, le capitaine Izilmetief. Tout est relatif. En 1836, un vapeur passait au milieu des rangs de l’escadre russe assemblée à Cronstadt, et les vaisseaux pavoisés saluaient des bruyans éclats de leur artillerie une barque grossière placée sur son pont : ce frêle esquif, humble et glorieuse origine de la flotte moscovite, était celui qu’avait construit Pierre le Grand lui-même, et il y avait cent treize ans, jour pour jour, qu’il était sorti des mains de l’impérial ouvrier pour prendre possession de son élément. Une date aussi récente dans l’histoire d’un peuple suffirait à expliquer le vide des états de service de la marine russe, si de plus une prudence exagérée n’avait souvent semblé lui faire une règle de décliner tout engagement. En attendant la division alliée aux limites les plus reculées de la Sibérie, en résistant à ses attaques sur cette côte, où jamais encore n’avait retenti le canon européen, les deux officiers que nous venons de nommer ont prouvé que les équipages russes savaient combattre et combattre heureusement : ils ont droit à voir leurs noms conservés dans les annales de leur marine.


Ed. du Hailly.