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Anglais était exercé par le capitaine Burridge, du Président. Une fois le corps de débarquement à terre, on devait gravir la montagne de trois côtés différens, de manière à gagner à peu près en même temps le sommet, après quoi l’on y eût fait monter de légers obusiers disposés à cet effet, au moyen desquels on espérait, de cette position dominante, mettre sans peine le feu à une ville entièrement construite en bois. Ce plan avait le grave défaut d’engager l’affaire au milieu d’un fourré trop épais pour qu’il fût possible d’y conserver nos hommes réunis et sous la main des chefs; mais c’était là un inconvénient inhérent à la nature des lieux, et, le débarquement une fois admis, ces dispositions étaient à peu près les seules possibles. En d’autres termes, quel que fût le parti à prendre ultérieurement, se rendre maître de la montagne était toujours un préliminaire indispensable.

Un navire de guerre offre la veille d’une affaire une physionomie caractéristique, dont peut s’étonner celui qui ne connaît du matelot que sa rude écorce, et non l’esprit de sacrifice de cette nature d’élite. On n’a pas oublié l’ardeur avec laquelle les équipages avaient accepté la nouvelle du débarquement, la généreuse irréflexion qui les poussait vers l’ennemi sans calculer les chances de la rencontre; lorsque le soir eut mis un terme à l’animation des préparatifs et que peu à peu se furent dispersés les groupes du pont, longtemps encore on vit s’échanger à voix basse les messages en cas de mort, simples et naïfs testamens transmis toujours avec une religieuse exactitude. Je me rappelle encore un jeune novice qui, de garde jusqu’au milieu de la nuit, employait les heures qui lui restaient à écrire péniblement une lettre à la lueur douteuse d’un fanal enfumé; le pauvre enfant devait être une des premières victimes du lendemain. C’est que pour le matelot le souvenir du pays n’est pas seulement le culte du foyer et le symbole de la patrie absente, c’est aussi la pensée d’une famille dont il est le soutien, et qui, s’il succombe, ne recevra plus les secours qu’une vie de privations lui permet de prélever sur sa chétive paie[1]. Aussi plus d’un s’endormit-il ce soir-là avec l’image de quelque pauvre cabane bretonne assise au bord d’une grève sauvage, ou d’un village riant sous le ciel azuré de la Provence; mais la nuit devait être courte, et dès le point du jour l’essaim des embarcations s’amarrait derrière la Virago, après y avoir

  1. La délégation est sans contredit l’un des traits les plus touchans des mœurs du marin. Il est peu d’hommes dans un équipage qui ne sacrifient ainsi le tiers de leur solde, non-seulement aux femmes et aux enfans, mais aux pères, aux mères, souvent même à des parens plus éloignés. Les enfans naturels aussi délèguent presque toujours à leurs mères une partie de leur solde, et l’on voit fréquemment des enfans trouvés se conduire de même à l’égard de leurs parens adoptifs.