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de coups de canon, on avait pu admirer le sang-froid d’un factionnaire russe, qui voyait tomber autour de lui nos projectiles, sans que la régularité de son imperturbable promenade en fût dérangée. En résumé, après une canonnade assez vive par instans pour que la Forte eût à elle seule tiré dans la journée 869 boulets, nous n’avions eu à bord des quatre navires ayant pris part à l’action qu’un seul homme tué et sept légèrement blessés, tous appartenant à la frégate française; d’ailleurs nulle avarie grave: quelques cordes coupées dans les gréemens, quelques boulets dans les coques, mais rien qui fût de nature à paralyser en quoi que ce soit les mouvemens d’aucun des bâtimens alliés.

On concevra sans peine que le conseil tenu le soir de ce même jour, 31 juillet 1854, ait été assez orageux. Il était difficile d’expliquer comment après avoir forcé les Russes à évacuer deux de leurs batteries, après avoir réduit la troisième au silence, après avoir fait éprouver à l’ennemi des pertes que sa courageuse résistance avait dû rendre assez graves, et surtout après n’avoir en quelque sorte rien souffert de notre côté, nous n’avions pas poursuivi cet avantage en attaquant la frégate et la corvette qui restaient à réduire. Équipages et officiers s’étaient constamment montrés animés de la plus vive ardeur, et les deux navires français que l’ordre de l’amiral avait tenus éloignés du feu brûlaient du désir de prendre à leur tour part à l’action. Enfin, si le peu de largeur du port dans lequel il eût fallu s’engager devait rendre difficile l’embossage de nos navires, on pouvait être rassuré sur le succès de cette manœuvre délicate par la précision et la promptitude avec lesquelles la Forte et le Président venaient de l’exécuter deux fois sous le feu de l’ennemi; une jolie brise, on le sait, eût favorisé ce mouvement, que donnait le temps d’accomplir l’heure peu avancée à laquelle la troisième batterie russe avait cessé son feu. Certes il était fâcheux de n’avoir pas mis ces circonstances à profit, d’autant plus que nous laissions ainsi à l’ennemi le loisir de réparer ses défenses pendant la nuit. Ce n’était là toutefois qu’un fait simplement regrettable, une considération secondaire et nullement de nature à nous détourner d’une nouvelle attaque dont le succès semblait certain. L’escadre, on peut le dire, y comptait, et en cela les commandans de l’Eurydice et de l’Obligado ne firent qu’exprimer l’opinion générale, lorsque dans le conseil ils cherchèrent à établir l’opportunité d’une seconde tentative. Toutefois leur avis ne put prévaloir, et l’on se sépara après avoir décidé que l’on ferait le plus tôt possible route pour San-Francisco de Californie.

Dès le lendemain commencèrent entre les deux chefs les récriminations que devait nécessairement entraîner le sentiment d’une res-