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le blâme. À partir de ce jour, le tourment de la responsabilité ne lui laissa plus de repos. La force très réelle de la place prit à ses yeux des proportions formidables ; non-seulement l’emporter lui parut plus que douteux, mais, même dans cette hypothèse, un succès obtenu par des moyens purement maritimes lui sembla ne pouvoir être acheté qu’au prix de pertes graves en hommes, et surtout d’avaries peut-être impossibles à réparer sur ces rivages lointains. Une tentative de débarquement lui paraissait avec raison plus délicate encore. Bref, incessamment assailli d’appréhensions que le trouble de son esprit expliquait sans les justifier, n’ayant pu depuis cinq nuits goûter un instant de repos, le malheureux amiral finit par être littéralement écrasé sous le poids d’une responsabilité qu’il s’exagérait au-delà de toute mesure. Pourtant, maître de lui jusqu’au dernier moment, toujours égal et affable envers chacun, il sut dissimuler à tous les yeux à quel point le dévorait son anxiété, et ce fut avec sa cordialité habituelle qu’après avoir fait part à bord de la Forte de sa résolution de commencer immédiatement l’attaque, il prit congé de l’amiral Despointes, en donnant aux officiers qui l’entouraient rendez-vous pour le soir. Sa funeste détermination était-elle dès lors arrêtée dans son esprit ? Évidemment non, et s’il n’est que trop vrai qu’il succomba à un fatal entraînement, au moins doit-on décharger sa mémoire d’une préméditation de suicide que ses sentimens profondément religieux ne peuvent faire admettre.

L’amiral Price se donna en quelque sorte la mort en présence de son équipage. Après s’être promené un instant sur le pont avec le commandant Burridge, son capitaine de pavillon, et s’être entretenu avec lui des dispositions prises pour l’action, il descendit dans sa chambre, que ne séparaient plus de la batterie les cloisons démontées pour le combat ; puis, ayant ouvert une armoire, il en tira ses pistolets, les chargea, s’en appuya un sur le cœur, fit feu, et s’affaissa sur lui-même. Malgré les soins qui lui furent prodigués, il expirait peu d’heures après, ayant conservé sa connaissance presque jusqu’au dernier moment. Cette mort faisait passer le commandement de l’escadre aux mains de l’amiral Despointes, atteint malheureusement déjà de la maladie qui devait l’emporter à quelques mois de là. Le commandement particulier de la division anglaise revenait au plus ancien de ses capitaines de vaisseau, sir Frederick Nicholson, commandant de la Pique, l’attaque fut naturellement renvoyée au lendemain 31, et l’on résolut, dans un conseil tenu à bord de la Forte le 30 au soir, d’exécuter de point en point les dispositions arrêtées précédemment.