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improductif contre l’envahissement des Russes ; il eût souri sans doute en les voyant s’unir par une vaste conspiration, sorte de vêpres siciliennes, pour anéantir leurs vainqueurs, et ne succomber qu’après avoir échoué dans ce dernier effort. C’est que pour le Kamtchadale, curieux et touchant attachement, la terre qui l’a vu naître est favorisée entre toutes, il en détaille avec la plus profonde conviction les nombreux avantages, et certes nous le surprendrions fort par le sentiment de pitié que nous inspire sa misérable existence. Ce qu’il voit en effet dans cette existence, ce ne sont pas les sept mois d’un interminable hiver, ce n’est pas la neige qui l’affame et l’isole, ce ne sont pas en un mot les rudes et longues privations, mais les ressources par lesquelles il a plu à la Providence de lui rendre la vie matériellement possible. Aussi s’étendra-t-il complaisamment sur les mérites du sarana, de la plante qui lui tient lieu de pain et trop souvent de toute nourriture ; sur l’heureux arrangement qui rend la pêche abondante dans la saison où cette plante vient à lui manquer et réciproquement, et principalement sur l’universalité d’usages du précieux bouleau qui tapisse ses montagnes : de son tronc découle la boisson qu’il préfère, son écorce au besoin apaise sa faim, et son bois devient à volonté ou l’étroite pirogue, le baidar sur lequel il ne craindra pas de s’aventurer, ou le léger traîneau qui le portera sur les neiges, d’un ostrog (village) à l’autre. Enfin il n’est pas jusqu’au redoutable hôte de ses forêts, jusqu’à l’ours, dont le Kamtchadale ne vante l’utilité, car c’est à ce bizarre professeur de botanique qu’il doit sa connaissance des simples, et les plantes qu’il prend pour remèdes sont celles auxquelles il voit s’adresser l’animal malade ou blessé. Rie qui voudra de ce naïf optimisme : pour moi, je l’avoue, ce n’est jamais sans émotion que partout je retrouve, vivace et profond, l’amour de l’homme pour sa terre natale, sentiment dont l’indéfinissable puissance, même au milieu des gloires d’une nature tropicale, fait regretter au pauvre habitant du pôle l’austère et monotone nudité de sa glaciale patrie.

On hésite presque à parler de la curieuse population du Kamtchatka, lorsque l’on songe que son chiffre n’atteint pas celui de la plus petite ville de nos pays. En 1820, un recensement, probablement inférieur à la vérité, accusait pour toute la presqu’île 2,760 habitans, dont 1,260 Russes[1] ; mais, en portant même ce nombre à 4,000 avec M. Le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars, en faisant également la part de la stérilité du pays, on n’est pas moins étonné d’une population aussi faible pour la vaste étendue de terre

  1. Un autre recensement assez singulier porte à 2,208 pour la même année le nombre des chiens de la presqu’île. On sait du reste l’utilité de ces précieux animaux, seul attelage que connaisse le traîneau du Kamtchadale.