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belle soirée du mois de juin 1854, s’ouvrit devant nous la baie d’Anna-Maria, dans l’Ile de Nukahiva. C’étaient bien les bautes montagnes aux cimes dorées par le soleil couchant, la baie profonde et tranquille, le village perdu sous les arbres, et jusqu’à la cor- vette déjà noyée dans les premières ombres du soir. Nous arrivions en effet à un établissement français, et nous y trouvions l’Artémise, depuis plus d’un an seule au mouillage sur cette rade oubliée!

L’isolement des Marquises, joint à l’avantage d’y pouvoir rallier l’Artémise, avait désigné ce point de rendez-vous au choix des amiraux. Nous devions donc y attendre les navires arrivant de Valparaiso, et l’on concevra sans peine que ce délai, regrettable d’ailleurs, ait été bien employé par chacun, car il permettait d’étudier à loisir les curieuses peuplades de l’Océanie dans celui de tous les archipels où leur existence a été le moins défigurée par le contact européen. Le voyageur qui passe d’une civilisation à une autre s’aperçoit le plus souvent que la forme des choses qui l’entourent s’est modifiée plutôt que le fond, et que, pour changer de climat, l’homme ne change pas de nature. Par quels mystérieux desseins de la Providence en a-t-il été autrement dans ces îles? Quelles étaient ses vues en dotant cette race d’instincts opposés aux nôtres, et en la plaçant dans un milieu qui renverse toutes nos idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste? Ainsi, lorsque partout ailleurs l’homme est courbé sous la dure loi qui le condamne à ne manger de pain qu’à la sueur de son front, pourquoi ici le plus fécond des climats semble-t-il complice de sa paresse, en ne le forçant qu’à étendre la main pour cueillir les fruits qui composent sa nourriture? Pourquoi sa moralité n’est-elle plus la nôtre, ou, pour mieux dire, pourquoi toute notion de moralité lui semble-t-elle étrangère? Enfin, et peut-être est-ce là la plus inexplicable de ces anomalies, pourquoi ignore-t-il le sentiment de la famille, ce lien à la fois austère et doux qui semble la forme naturelle et nécessaire de toute société naissante[1]? Graves problèmes dont nous ne rechercherons pas ici la solution, mais qui, l’on en conviendra, sont de nature à rendre moins absolue notre confiance dans nos idées civilisatrices, ainsi que notre admiration pour les besoins factices que nous créent des lois de convention.

De tous les Océaniens, le Kanak des Marquises est peut-être, nous

  1. C’est là sans contredit une des coutumes les plus caractéristiques de ces populations. L’adoption, érigée en système, y remplace la famille, et l’abandon que les parens font ainsi de l’enfant est définitif. Quel peut être le motif de ce renversement inouï des lois de la nature, inconnu des archipels voisins? A toutes les questions qu’on lui adresse à cet égard, l’habitant des Marquises se borne à répondre que les choses se sont toujours passées ainsi.