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dès lors cette longue série de délais et d’irrésolutions qui devaient avoir, à quelques mois de là, une si funeste issue. Bien que les frégates n’attendissent que l’ordre d’appareiller, bien que la nouvelle de la guerre eût été reçue le 7 mai, ce ne fut que le 17, après dix jours de débats et d’incertitude, que les frégates la Forte et le Président, escortées de l’Obligado et du vapeur Virago, quittèrent la côte d’Amérique. L’Aurora, la dernière des deux frégates russes que l’on avait vues sur cette côte, avait en ce moment trois semaines d’avance sur nous.

L’escadre alliée commençait la série de ces longues traversées qui forment la navigation du Pacifique. Une succession de journées pareilles, ramenant infailliblement les mêmes choses aux mêmes heures, sans autre variété que la substitution d’un exercice au précédent, sans autre intérêt que la manœuvre du navire, le chemin parcouru ou l’horoscope du jour de l’arrivée, telle était notre perspective pour les mois à venir, et certes nul plus que le marin lui-même n’a complaisamment mis en relief cette monotonie de l’existence à laquelle il est condamné. Il faut pourtant le reconnaître, la vie de bord offre un attrait réel à qui sait la comprendre, et rien ne se prête mieux que sa régularité presque monastique à l’encadrement des études, des travaux de tout genre, des longues correspondances, en un mot des mille occupations qu’ont forcément ajournées les agitations de la relâche. Pour nous, cette traversée formait de plus un utile temps d’arrêt, un entr’acte, si l’on veut, qui nous permettait de passer sans transition trop brusque de la demi-civilisation du Pérou aux tableaux primitifs de la vie océanienne, car les Marquises devaient être la première étape de l’escadre, et plus nous approchions, plus revenaient vivantes à l’esprit de chacun les merveilleuses descriptions des navigateurs du siècle dernier. Je l’avouerai, parmi ces voyages de découvertes dont la lecture conquiert tant de jeunes esprits à la marine, les explorateurs de l’Océanie avaient de tout temps exercé sur moi une séduction particulière, et lorsque plus tard, dans quelque coin du port de Toulon, je lisais à l’arrière d’un ponton hors d’âge les noms si familiers de la Zélée ou de l’Astrolabe, c’était au milieu des rians archipels de la Polynésie que j’aimais à me représenter la glorieuse carrière de ces vieux serviteurs. Une baie profonde, dominée par de hautes montagnes couvertes d’une éternelle végétation; sur la rive, un village enseveli sous la verdure des cocotiers; vis-à-vis, la corvette indolemment balancée sur les calmes eaux qui reflètent sa haute mâture; autour d’elle, la flottille remuante des pirogues chargées d’une population curieuse, tel était le tableau que mon imagination s’était souvent figuré, et telles nous apparurent les Marquises, lorsque, par une