Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/686

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rence si raisonnable, en réalité si fatale ? Un état de décrépitude sans pareille dans l’histoire, où un empire de cent cinquante millions d’hommes attend que quelques milliers de barbares viennent lui apporter des maîtres et des régénérateurs. Ce qui s’est passé lors de l’invasion de l’empire romain par les bandes germaniques se passera pour la Chine. Tout état qui sacrifie les intérêts moraux et la libre initiative des individus au bien-être va contre le but qu’il se propose : un petit nombre d’hommes énergiques, venant du dehors ou du dedans, suffit alors pour renverser un pays indifférent à tout, sauf au repos, pour s’en faire acclamer, et pour fonder ainsi de nouveau la vraie noblesse, qui est celle de la force morale et de la volonté.

« Quelque engouement que l’on professe aujourd’hui pour la barbarie et pour les barbares, il faut le reconnaître, dit M. de Sacy, notre civilisation est romaine, notre centralisation est romaine, nos lois et nos lettres sont romaines ; c’est l’esprit romain qui a fini par vaincre l’esprit barbare ! » Cela est très vrai. Tout le secret de notre histoire réside dans la lutte de l’esprit gallo-romain contre l’esprit germanique (celui que M. de Sacy appelle barbare), le Gaulois ayant en horreur la souveraineté divisée qui constituait la féodalité, et voulant sans cesse revenir à l’administration égalitaire de l’empire, non celle des premiers césars, empreinte encore d’un certain esprit aristocratique, mais celle du temps de Dioclétien, qui est toujours restée son idéal. La révolution française et ce qui a suivi sont le dernier acte de la lutte de l’esprit gaulois et de l’esprit germanique, se terminant par la victoire définitive du premier. Bien des élémens germaniques entrèrent, je le sais, dans les commencemens de la révolution, et leur donnèrent une apparence vraiment libérale ; mais ils disparurent dans la lutte, et laissèrent dominer seul l’esprit gaulois, qui, depuis la convention jusqu’à 1815, donna pleine carrière à son goût d’administration unitaire et à son antipathie contre toute indépendance. C’est alors que la raison d’état, proclamée pour la première fois par les légistes de Philippe le Bel, prend définitivement le dessus sur le noble principe du moyen âge, n’admettant que le droit des individus. Je ne suis pas de ceux qui regardent le moyen âge comme une époque accomplie de moralité et de bonheur, mais il me semble cependant que l’école libérale le calomnie un peu. Le moyen âge ne fut une époque atroce que dans sa seconde moitié, quand l’église devint persécutrice et la féodalité sanguinaire. Il y eut avant cela de longs siècles durant lesquels la féodalité fut vraiment patriarcale et l’église maternelle. Je crois que, du VIIIe au XIIe siècle, les pays chrétiens qui étaient à l’abri des incursions des Sarrasins et des Normands vivaient assez heureux.