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L’histoire est pour nous la vue immédiate du passé : or la discussion et l’interprétation des documens peuvent seules nous procurer cette intuition. Je vais certes scandaliser M. de Sacy; mais s’il m’était donné de choisir entre les notes d’un historien original et son texte complètement rédigé, je préférerais les notes. Je donnerais toute la belle prose de Tite-Live pour quelques-uns des documens qu’il avait sous les yeux et qu’il a parfois altérés d’une si étrange manière. Un recueil de lettres, de dépêches, de comptes de dépenses, de chartes, d’inscriptions, me parle beaucoup mieux que le récit le plus dégagé. Je ne crois même pas qu’on puisse acquérir une claire notion de l’histoire, de ses limites et du degré de confiance qu’il faut avoir dans ses divers ordres d’investigation, sans l’habitude de manier les documens originaux.

Le libéralisme, ayant la prétention de se fonder uniquement sur les principes de la raison, croit d’ordinaire n’avoir pas besoin de tradition. Là est son erreur. « Nous en avons fini, il faut l’espérer, dit M. de Sacy, avec les Gaulois et les Francs. Que notre liberté vienne ou non des Germains, au fond peu nous importe. L’enfant est né; il est grand et fort. Si un Boulainvilliers réclamait aujourd’hui, au nom des Francs ses ancêtres, les droits de la conquête, nous lui répondrions qu’en 1789 et en 1830 les vaincus, les Romains, les serfs, ont pris leur revanche, et qu’à leur tour ils sont les conquérans et les vainqueurs. » Eh bien! non; ni 1789 ni 1830 n’ont valu pour fonder la liberté ce que vaudrait à l’heure qu’il est un fait émané de barbares il y a mille ans, comme serait une grande charte arrachée par les barons révoltés, une humiliation infligée à la royauté envahissante, une forte résistance des villes pour défendre leurs institutions. Si la Gaule, au lieu de ses instincts d’égalité et d’uniformité, avait eu quelque peu d’esprit provincial ou municipal; si de fortes individualités, comme les villes d’Italie ou les ghildes germaniques, avaient pu se former sur notre sol; si Lyon, Rouen, Marseille, avaient eu leur caroccio, symbole de l’indépendance de la cité, la centralisation administrative eût été prévenue; Philippe le Bel, Louis XI, Richelieu, Louis XIV, auraient été brisés; la révolution n’eût été ni possible ni nécessaire. L’erreur de l’école libérale est d’avoir trop cru qu’il est facile de créer la liberté par la réflexion, et de n’avoir pas vu qu’un établissement n’est solide que quand il a des racines historiques. Dominée par une idée toute semblable à celle qui gouverne la Chine depuis des siècles, je veux dire par cette fausse opinion que la meilleure société est celle qui est rationnellement organisée pour son plus grand bien, elle oublia que le respect des individus et des droits existans est autant au-dessus du bonheur de tous qu’un intérêt moral surpasse un intérêt purement temporel.