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mets de l’Himalaya, esclaves à tant d’égards de la nature, en étaient mieux les souverains et les interprètes selon l’esprit que le matérialiste qui bouleverse la surface du globe sans comprendre le sens divin de la vie. Leur tristesse pleine de philosophie et de charme valait mieux que nos vulgaires joies, et leurs égaremens font plus d’honneur à la nature humaine que tant d’existences prétendues raisonnables qui n’ont été remplies que par les calculs de l’intérêt ou les luttes insignifiantes de la vanité.

C’est donc avec raison que M. de Sacy se plaint de la disparition d’une foule d’excellentes choses qui ne trouvent plus de place dans notre société. Ces choses n’étant pas de celles dont le besoin est de tous les jours, on ne remarque pas leur absence; mais avec le temps on s’apercevra de l’énorme lacune qu’elles ont laissée dans le monde en se perdant. La même erreur que notre siècle commet dans la théorie de l’éducation, en refusant de voir qu’au-dessus des connaissances spéciales, qui seules ont une application positive, il y a une culture générale qui ne sert qu’à former l’homme intellectuel et moral, il la commet dans les théories sociales. Tout ce qui échappe à ses catégories utilitaires lui paraît un luxe et un ornement. Certes on peut ne pas regretter le gentilhomme : ce nom impliquait un fait de naissance, et les hommes distingués se recrutent de nos jours à peu près en égale proportion dans tous les rangs; mais ce qu’on doit regretter fort, c’est l’honnête homme, dans le sens qu’attachait à ce mot le XVIIe siècle, je veux dire l’homme dégagé des vues étroites de toute profession, n’ayant ni les manières, ni la tournure d’esprit d’aucune classe. Chaque spécialité de travail entraîne le plus souvent des habitudes particulières, et même, pour y réussir convenablement, il est bon d’avoir ce qu’on appelle l’esprit de son état. Or la noblesse consiste à n’avoir aucune de ces limites; la distinction ne peut être représentée dans le monde que par des gens n’ayant aucun état. Il n’est pas juste que ces gens-là soient riches, puisqu’ils ne rendent à la société aucun service appréciable en argent; mais il est juste qu’ils soient l’aristocratie, dans le sens très restreint qu’il est permis désormais de donner à ce mot, afin que le mouvement général des choses humaines conserve sa dignité, et que la liberté des diverses manières de prendre la vie, que les personnes vouées à des fonctions ou à des vues spéciales ne peuvent bien comprendre, soit convenablement maintenue.

Toutes les choses délicates et à longue portée souffriront, je crois, dans un prochain avenir de la base beaucoup trop étroite que les réformateurs de la société moderne lui ont donnée. Rien de séculaire n’est resté possible. Tout ce qui a besoin de deux ou trois cents ans pour arriver à sa maturité a le temps de voir dans le cours