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affaires, et les mâles poursuites de nos pères ont fait place à de plus humbles soins. Qu’on adopte le langage de telle religion ou de telle philosophie que l’on voudra, l’homme est ici-bas pour une fin idéale, transcendante, supérieure à la jouissance et aux intérêts. Les progrès matériels contribuent-ils à nous rapprocher de cette fin? Le monde, depuis sa transformation, est-il devenu dans son ensemble plus intelligent, plus honnête, plus soucieux de la liberté, plus sensible aux belles choses? Voilà toute la question. On peut croire au progrès sans partager cet optimisme dangereux qui voit sans honte l’humiliation de l’esprit, quand cette humiliation se présente comme favorable à certaines améliorations. Fussent-elles aussi démontrées que quelques-unes d’entre elles sont problématiques, ces améliorations seraient toujours, aux yeux des personnes libérales, une faible compensation à la perte des seules choses qui rendent la vie humaine désirable et lui donnent un sens et un prix.

Certes les progrès matériels ne sont pas à dédaigner, et de deux sociétés également intelligentes et honnêtes, dont l’une présenterait un riche épanouissement de civilisation extérieure, et dont l’autre serait privée de cet avantage, il faudrait sans hésiter préférer la première. Seulement ce qu’on ne doit point admettre, c’est qu’un progrès matériel puisse être considéré comme une compensation à une décadence morale. Le signe le plus certain de l’affaiblissement d’une société est cette indifférence aux nobles luttes qui fait que les grandes questions politiques paraissent secondaires auprès des questions d’industrie et d’administration. Tous les despotismes se sont fondés en persuadant aux sociétés qu’ils feraient leurs affaires beaucoup mieux qu’elles-mêmes. Chaque peuple a ainsi dans son histoire une heure de tentation où le séducteur lui dit en lui montrant les biens du monde : « Je te donnerai tout cela, si tu veux m’adorer. »

Ne prêtons point trop généreusement aux siècles passés une force morale qui a toujours été l’apanage d’un petit nombre. La vertu diminue ou augmente dans l’humanité selon que l’imperceptible aristocratie en qui réside le dépôt de la noblesse humaine trouve ou non une atmosphère pour vivre et se propager. Or on ne peut nier que le grand développement de l’industrie, en prélevant un impôt énorme sur ceux qui ne sont pas industriels, c’est-à-dire sur ceux qu’on eût appelés autrefois les nobles, n’oblige en quelque sorte le monde à prendre son unisson. Une loi fatale de la société moderne tend de plus en plus à forcer chacun d’exploiter le don ou le capital qui lui a été départi, et à rendre impossible la vie de celui qui ne produit rien d’appréciable en argent. Quelques partisans du système moderne avouent cette conséquence, et reconnaissent que l’industrie