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ne devrait pas être oubliée, car elle a plus d’un intérêt, entre autres celui de faire sentir vivement comment la morale ne change pas tandis que tout change, ou du moins comment elle a pu atteindre à des idées et à des hauteurs qui depuis des siècles n’ont pas été dépassées d’une ligne. « Il n’y a pas assez d’impossibilités pour une foi sincère, » tel est le principe de Browne. Pour sa chevalerie non plus, il n’y a jamais assez de victoires à remporter sur soi-même. Ce n’est pas lui qui demanderait comment Dieu a pu permettre l’existence du mal. « Abolissez le vice, écrit-il, et la vertu n’est plus qu’une idée, car les contraires, bien qu’ils se détruisent l’un l’autre, sont pourtant la vie l’un de l’autre. » Ce qui l’attire en effet et ce qui est l’objet de son culte, c’est la force de triompher « dans ces batailles de Lépante qui se livrent dans son sein. » Comme les vieux templiers, il est moitié ascète, moitié paladin. Il ne peut se rassasier d’héroïsme intérieur, de tout ce qui est la prouesse, même inutile, même sans profit pour personne, d’une noble aspiration. Le bien et le devoir ne se distinguent pas pour lui du beau ni même du bonheur, car son bonheur est d’exister, et la plénitude de l’existence, c’est d’avoir en soi des affections et des volontés qui se portent vers un idéal de perfection qu’on a pensé soi-même, ou plutôt c’est de sentir en soi des pensées qui, après n’avoir été que des idées inertes, sont devenues des sentimens vivans, et plus encore, des mobiles et des puissances, de véritables organes qu’on a tirés de son être, et par lesquels on se gouverne soi-même en dépit de l’empire des choses.

Comme penseur, Browne doute et s’égare quelquefois; mais dans l’ordre des idées morales, il n’a plus d’hésitation ni de visions chimériques. Il est bien au-dessus des méprises où sont tombées et où tombent encore des intelligences bien mieux gardées que la sienne contre les erreurs scientifiques. Je n’en citerai qu’un exemple, son jugement sur les Grecs et les Romains. Il était certes on ne peut mieux disposé pour eux. Il avait tellement réfléchi sur leurs réflexions qu’il y avait entre eux alliance de famille; pourtant il ne peut s’empêcher de voir sous leur génie quelque chose de faux qui le choque; il sait distinguer ce que leur philosophie avait de théâtral, ce que leur grandeur avait de petit, u Je ne suis pas assez cynique, dit-il, pour approuver le testament de Diogène (qui voulait qu’au lieu de l’enterrer on le pendît avec un bâton dans la main pour épouvanter les corbeaux), et je ne puis pas approuver complètement cette rodomontade de Lucain : Cœlo tegitur qui non habet urnam. Il est évident qu’Aristote transgressa les règles de sa propre éthique, et que les stoïques, qui ordonnaient de rire jusque dans le taureau de Phalaris, ne pouvaient endurer sans gémissement une morsure de la pierre ou de la colique. Les sceptiques, qui affirmaient ne rien savoir, se réfutaient eux-mêmes par leur affirmation et croyaient en