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si nous sommes des hommes ou des âmes jouissant du don d’ubiquité. Assurément il y a là une magie authentique, celle du génie.

Pourtant cette magnifique suprématie de la pensée entraîne aussi son funeste résultat. Browne a la tristesse pensive de Shakspeare, sans avoir ses joyeuses vivacités et ses mâles énergies. Quel côté de l’homme manquait à l’auteur d’Hamlet et des Commères de Windsor ? La nature de Browne n’a point cette élasticité. À trente ans, il lui semble déjà qu’il se survit à lui-même ; il commence à être las du soleil. Dans l’ardeur de son sang, et dès ses jours caniculaires, il dit adieu à la joie. Le monde à ses yeux n’est qu’un songe et une parade de tréteaux, et pour ses sévères contemplations nous n’y sommes tous que des comédiens et des grotesques. Par instans, sa tristesse déborde jusque sur ses études favorites. « Il est une pensée qui m’a fait parfois fermer mes livres, une pensée qui me dit que c’est vanité de perdre nos jours dans une aveugle poursuite du savoir, qu’il n’y a qu’à patienter un peu, et que nous posséderons par instinct et par illumination ce que nous tâchons d’arracher par le labeur et l’investigation. Mieux vaut nous reposer dans une modeste ignorance et nous tenir contens des bienfaits naturels de notre raison que d’acheter la science incertaine de cette vie au prix de la sueur et de la vexation d’esprit, quand la mort la donne gratis au sot, et quand elle est un accessoire nécessaire de notre glorification. »

Sans doute il est bon de se rappeler que ces lignes furent écrites à l’âge des giboulées moroses et alors qu’il n’avait pas encore pris son pli et son parti dans ce monde. Plus tard, et au milieu des occupations de son âge mûr, il n’eût point parlé avec un découragement aussi absolu. Il n’est pas moins certain que jusqu’au bout il a gardé quelque chose comme un manque d’appétit pour la vie. Sa tristesse, car je ne trouve pas d’autre mot, n’a nulle parenté avec l’aigreur, avec l’humeur morose et agressive qui naît de la lassitude ou de la déception des appétits égoïstes. Elle n’est pas moins éloignée de cet autre mépris de la terre qui vient du dénigrement. Pourtant elle n’est pas exempte d’une certaine indifférence. Il semble qu’il ne fasse aucune distinction entre ce qui repousse et ce qui attire les autres hommes. Peu lui importe le succès ou la défaite, peu lui importe de gagner ou de perdre tout ce qui est susceptible de possession. Peine ou plaisir, amour ou colère, les sensations que les choses sont à même de causer le touchent à peine ; elles ne peuvent plus devenir en lui la cause déterminante d’une volonté. Au fond, on sent qu’il y a là comme un déplacement de la sensibilité naturelle. La réalité glisse sur lui comme un rêve. Pour qu’il éprouve un véritable élan de désir, il faut qu’il s’agisse de quelque bien idéal, comme par exemple les feuillets perdus de Salomon ou comme les piliers d’Enoch, sur lesquels la science d’avant le déluge avait été