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homme à faire deux parts de lui-même : c’est qu’au fond il trouve moyen de mettre toute sa raison dans sa foi et toute sa foi dans sa raison. On sent que l’esprit d’examen qui l’a poussé vers la science et les études de tout genre sort précisément du même besoin qui l’entraîne à spéculer sans fin. Il n’a rien de commun avec ces natures positives qui ne peuvent admettre que les conclusions de leurs yeux, parce que, suivant un mot de Bacon, leur intelligence est captive dans leurs sens. Sa curiosité d’observateur n’est elle-même au contraire qu’une conséquence de son imagination. Il ne se lasse pas de remplir sa tête d’images et d’apparitions; il veut se donner le spectacle de toutes les pensées qui peuvent s’enfanter dans l’âme humaine, évoquer le passé, prévoir l’avenir, présumer où il ne peut pas savoir. Cela va si loin que, dans ses idées religieuses, il approche du polythéisme. Il couve son imagination jusqu’à en faire sortir des myriades d’esprits et d’éons pour peupler les espaces sans bornes. De l’homme à Dieu, les Yalentin du gnosticisme et les Ben-Jochaï de la cabale n’apercevaient pas plus de degrés et de créations intermédiaires. « C’est une énigme pour moi, s’écrie-t-il, que tant de savantes têtes aient pu oublier leur métaphysique et détruire l’échelle des êtres au point de mettre en question l’existence des esprits. Ceux qui, pour convaincre leur incrédulité, désirent voir des apparitions n’en verront sans doute jamais; le diable les a déjà entraînés dans une superstition plus impie que la sorcellerie, et leur apparaître ne serait de sa part que travailler à les convertir. Pour moi, loin de nier les esprits, je croirais volontiers que non-seulement les diverses contrées, mais encore les individus ont chacun leur ange tutélaire. Pour autant que je sache, il n’est pas impossible même qu’outre ces gardiens particuliers, il y ait un esprit supérieur chargé de veiller sur le monde entier. Si chaque espèce a son esprit qui rattache et conjoint les individus épars dont elle se compose, pourquoi n’en existerait-il pas un autre qui fût le lien de toutes les espèces et de tous les êtres? »

Le plus curieux, et ce qui nous fait toucher l’intime parenté de son imagination et de ses goûts d’observateur, c’est qu’à l’endroit de ces essences surnaturelles il est aussi judicieux et aussi réfléchi, aussi patiemment scientifique que dans ses recherches expérimentales. Il se garderait bien de s’en tenir sur leur compte à une vague croyance, il y perdrait ce qui lui est le plus cher. Les fables mêmes qu’il sait n’être que des fables sont pour lui l’objet d’une série d’enquêtes. Les arbres qui poussent au bord de l’Achéron le tourmentent; en supposant qu’ils existent, il tient à se rendre compte des influences que peut exercer sur eux l’atmosphère de l’enfer, et par analogie il tâche de deviner quel feuillage ils doivent avoir, à quel ordre végétal ils doivent se rattacher. C’est bien autre chose