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sée prend le dessus chez eux sur la vie des sens, deviennent plus sensibles à l’expression morale des physionomies, plus capables d’être charmés par le caractère qui se révèle sur des traits sans jeunesse et sans beauté physique. Poussons encore plus loin cette prédominance de la pensée, et les visages mêmes où se peint une âme pervertie auront aussi leur circonstance atténuante; ils nous intéresseront au moins par les révélations qu’ils auront à nous faire. Browne en est là, et, comme tous les esprits de cet ordre, il aime surtout ce qui est humble, petit et familier, car l’imagination n’est que plus frappée quand l’immense vision de l’ordre universel ou de la sagesse infinie s’échappe pour ainsi dire d’un fait imperceptible.

La tournure particulière de ses convictions religieuses n’est pas moins exceptionnelle. Rien qu’à lire les fragmens que nous avons cités, on comprend facilement que dans un avant-propos l’éditeur parisien de la Religio medici ait présenté l’auteur comme un protestant à moitié gagné à l’église romaine, et peut-être n’est-il pas impossible de deviner comment certains théologiens allemands avaient pu, en dépit de l’évidence, l’accuser d’un indifférentisme absolu et même d’athéisme. C’est qu’en effet la foi de Browne repose sur un centre qui n’est point celui des croyances ordinaires. En réalité, il ne songe pas à ouvrir au grand large les portes du ciel pour y laisser entrer la sœur de charité et la sœur de Cythère; mais il est d’un spiritualisme à scandaliser les docteurs de toutes les confessions. Il ne croit point, avec les catholiques, que les rites et les pratiques aient la puissance de sauver, et il ne croit point, avec les puritains, qu’ils aient la vertu de damner. Il ne cache pas non plus que les points de doctrine qui séparent les diverses sectes lui semblent peu dignes du bruit qu’ils provoquent. En dehors des dogmes fondamentaux, il a peine à admettre que la sainteté et l’iniquité d’après lesquelles Dieu nous pèse consistent dans des opinions, dans des décisions qui, après tout, ne représentent pas ce que nous valons nous-mêmes. Pour lui évidemment l’essence du christianisme est ailleurs : elle est surtout dans son esprit moral, et par là je n’entends pas précisément ses préceptes ni ses injonctions sur la conduite qu’il faut tenir. Si indispensable que soit ce code moral, il n’est point spécial au christianisme, et partout où les hommes ont eu la crainte de la souffrance, ils ont naturellement mis hors la loi tout ce qu’ils pouvaient croire malfaisant. Je parle surtout de cet esprit qui est venu au contraire enseigner aux hommes à ne plus en rester à l’idée païenne de méfait et de bienfait, à tenir les sentimens pour un bien ou un mal, non plus en raison des avantages ou des inconvéniens qu’ils pouvaient rapporter à la masse, mais en raison de l’état moral dont ils procédaient chez l’individu. La tête de l’humanité s’était enraidie et comme pétrifiée à