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foi, une poétique qui ne relèvent que d’elle, qui ne reconnaissent que son autorité. Tout ce qu’elle décrète est la négation absolue des croyances et de l’esprit du passé. Tandis que le moyen âge avait expliqué le mal par l’inspiration d’un mauvais principe, elle décide au contraire que tous les maux sont venus de ce que l’humanité n’a pas possédé la science des choses avantageuses et des choses nuisibles, et de ce qu’elle a eu la sottise de se laisser diriger par ses sympathies au lieu de consulter son jugement. Tandis que le moyen âge avait enseigné que les œuvres ne sont rien, et que le seul moyen d’arriver au bien est d’avoir les bonnes inspirations et de leur obéir sans s’inquiéter des résultats, elle vient déclarer que les sentimens ne sont rien, et que, pour bien conduire nos affaires, notre seul souci doit être d’apprendre à évaluer juste ce que nos œuvres peuvent nous rapporter. La raison ne s’arrête même pas là : après avoir mis l’utilitarisme en tout et partout, elle en vient à s’abroger elle-même, elle érige ses propres idées en vérités absolues, et pour mieux assurer leur souveraineté, elle change l’homme en une sorte de mécanique qui désormais ne doit plus travailler qu’à tirer les conclusions et à pratiquer les décisions que peut lui fournir la science acquise.

Un développement tout intellectuel, un développement qui devait aboutir à ces excès, mais qui devait d’abord grandir l’esprit humain par la place qu’il attribuait à l’intelligence, voilà donc ce qui commençait du temps de Browne, pendant que d’un autre côté l’imagination et la conscience achevaient leur évolution. Avec de simples différences en plus ou en moins, le XVIIe siècle s’ouvre ainsi chez toutes les races germaniques et latines.

La lutte des deux principes est peu sensible en Italie : l’ancienne patrie des Romains avait toujours été très législative et très intellectuelle, témoins ses écrivains politiques et ses grammairiens. Depuis la renaissance surtout, elle s’est étrangement reniée pour se faire à nouveau païenne ou cicéronienne. En France, c’est de Henri IV à Louis XIII que la transformation s’accomplit; mais l’imagination sous les Valois a été trop tôt gênée par l’imitation des anciens, et après eux il en reste peu pour mitiger les premiers épanouissemens de la raison, qui elle-même va être trop vite régularisée par les convenances du règne de Louis XIV. En Angleterre, la croissance du génie national a été plus franche que partout ailleurs; l’imagination a pris un essor plus vigoureux en restant plus sincère, et l’intelligence dans sa liberté y est à la fois plus promptement virile et plus longtemps naïve, je veux dire plus longtemps associée à l’inspiration de tous les instincts que la nature place en nous à côté du jugement. Lorsque Shakspeare meurt, Bacon est déjà né : ce seul rapproche-