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Nous en avons dit assez pour faire apprécier ce que peut être en Réalité l’indépendance de la commune libre au milieu d’institutions arbitraires et entre les mains de fonctionnaires avides. On ne crée pas la liberté à volonté; le fait proteste alors contre la forme. « Les paysans de la couronne, dit M. Tourguenef[1], n’ont pas de plus grand fléau que cette multitude d’employés qui les accablent de vexations, et qui abusent presque toujours de leur autorité pour se livrer à des concussions de toute espèce. J’ai entendu des paysans se louer beaucoup de ceux de leurs administrateurs qui n’exigeaient, en retour d’un peu de protection, qu’une somme égale au montant des contributions régulières payées par ces pauvres gens au gouvernement. »


III. — LE PRINCIPE COMMUNISTE ET SON INFLUENCE SUR LES PAYSANS DE LA COURONNE.

D’où vient cette pratique invétérée de la servitude, qui résiste aux essais de réforme et qui se maintient fidèlement, en dépit des combinaisons électives et de l’indépendance nominale de la commune? Elle a sa racine dans les institutions communistes, qui s’opposent à ce que l’homme puise dans la propriété permanente du champ qu’il cultive un véritable esprit de liberté, qui ne permettent pas aux possessions de grandir ou de diminuer. L’égalité matérielle, sans cesse rétablie sous ce rapport, conduit directement à l’égalité d’abaissement et de faiblesse. Personne ne peut échapper au fatal niveau du partage périodique des terres : pour s’élever, pour donner de l’essor à son activité et à son intelligence, il faut abandonner le sol, il faut briser les liens de la glèbe communale et se livrer à l’industrie ou au commerce. Comment le pauvre paysan pourrait-il améliorer les cultures, lorsque d’un côté, au bout d’un certain temps, le champ qu’il aura le mieux travaillé doit retomber dans la masse commune, et que d’autre part la seule leçon de nature à lui profiter, celle de l’expérience et de l’exemple, fait entièrement défaut? L’enseignement spéculatif, les fermes-modèles dans lesquelles on fait des cours théoriques et pratiques d’agronomie, d’élève du bétail et de technologie, ce sont des plantes de serre chaude empruntées à d’autres climats. Dans les pays où les lumières sont plus largement répandues, de pareils essais ne portent fruit qu’à grand’peine : comment voudrait-on les faire prospérer au milieu d’une profonde ignorance? dans le monde réel, rien ne s’improvise, tout doit résulter d’un développement normal. La condition première du progrès agricole, c’est la coexistence des grandes,

  1. La Russie et les Russes, t. II, p. 74.