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détails précis. Les élections n’ont lieu que pour la forme; on suit aveuglément l’indication des élus de l’autorité, ou bien les choix ne sont pas approuvés. Il y a plus : c’est par la main des employés chargés de surveiller les divers fonctionnaires électifs, les golova, starschina, starosto, que passent les émolumens destinés à ceux-ci; aussi presque toujours restent-ils en route. Le titulaire s’empresse de donner quittance sans rien toucher, et s’il arrive qu’un employé honnête (il s’en rencontre, quoique rarement) se croie en devoir d’offrir la somme due, il faut qu’il insiste pour la faire accepter, tant le fait semble extraordinaire. Ce n’est pas sans de vives appréhensions que les élus de la commune libre voient ainsi accomplir la lettre de la loi; ils craignent toujours que l’employé qui renonce à garder pour lui le traitement n’ait découvert quelque autre moyen plus productif de les rançonner.

Les paysans de la commune libre ne sont entre les mains des tchinovniks (employés inférieurs) que des instrumens commodes et dociles. Les tchinovniks seuls règnent et gouvernent dans ces prétendues républiques rurales. Pour peu qu’on écarte les apparences extérieures de la législation et qu’on s’attache à connaître la réalité pratique, on ne saurait conserver l’ombre d’un doute à cet égard. En Russie, les lignes tracées par le législateur ne suffisent pas; ce sont les interlignes qu’il faut savoir déchiffrer. Il existe un gros volume de règlemens, l’Organisation des domaines de la couronne[1], qui fait partie du Recueil général des lois de l’empire[2], et qu’accompagne la formule suprême : Byt po siemu (il en doit être ainsi), qui traduit la volonté souveraine. On y lit que la commune doit s’administrer elle-même; le même code lui attribue aussi le pouvoir judiciaire. Les employés du gouvernement n’ont qu’à exercer une sorte de contrôle supérieur, ou plutôt de protection gracieuse; mais on a vu comment ils comprenaient leur rôle. La loi cependant a tout défini, tout prévu. Elle s’est inquiétée de faire élever un édifice pour les élections, les séances administratives, les séances judiciaires. Aussi par toute la Russie on rencontre la même maison commune avec la même distribution, les mêmes tables recouvertes de drap, les mêmes chaises, la même urne. On ne se soucie point d’y placer rien de plus, et l’on n’ose y mettre rien de moins que ce qui est prescrit. Souvent cette construction s’élève loin de toute demeure, dans les champs ou dans les bois, car il est ordonné de mettre une distance de deux verstes[3] entre le lieu officiel de réunion et le kabak (débit d’eau-de-vie). Or le kabak existait bien avant qu’on eût

  1. Usredienia gosudarstviennych imusczestv.
  2. Svod Zakonof.
  3. Un peu plus de deux kilomètres.