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taire ; quand l’une est assurée, l’autre naît aussitôt. Le paysan, devenu propriétaire, puisera dans son droit la force nécessaire pour résister aux abus commis par les employés, et l’échafaudage théâtral des institutions libres de la commune tendra à devenir une vérité du moment où il ne reposera plus sur le partage périodique du sol. Aujourd’hui, sauf de rares exceptions, la commune libre n’existe que sur le papier. On peut écrire des phrases sonores sur le phénomène singulier en vertu duquel la Russie présenterait au sommet le pouvoir le plus absolu, à la base une multitude de petites républiques rurales parfaitement organisées. Un examen quelque peu sérieux ne tarde point à dissiper cette illusion d’optique. Ce prétendu accouplement des principes les plus contraires n’existe point et ne peut pas exister dans la réalité. Les formes extérieures n’y font rien : là où l’arbitraire peut dominer, la liberté n’a point de place.

Tout individu de l’ordre des paysans est de droit membre d’une commune, il est électeur et éligible à tous les emplois; mais ces prétendus droits dégénèrent en une formalité dérisoire. Le vote universel est un mécanisme docile dont les tchinovniks (employés) savent très facilement faire jouer tous les ressorts. Le tchin (la hiérarchie des rangs) se présente comme un immense obélisque à large base, disposé en gradins, que tous cherchent à gravir pour se rapprocher le plus possible du faîte et pour pouvoir peser de tout leur poids sur ceux qui sont placés aux assises inférieures, tandis que ceux-ci pèsent sur le peuple. Que peut en réalité le malheureux paysan contre cette formidable machine de guerre? Il se soumet, il fait l’exercice du vote, du choix, du jugement, comme les recrues font l’école du peloton. — Mais, dira-t-on, de pareils abus sont impossibles; l’administration des domaines a établi une hiérarchie de protection et de contrôle qui couvre le paysan de son égide. Cette protection et ce contrôle s’étendent, il est vrai, fort loin : tous les choix doivent être soumis à l’autorité et obtenir son approbation. Partout où il juge nécessaire d’exercer une surveillance plus directe, le ministre peut nommer directement aux fonctions de starschyna et de golova, en cassant le résultat des élections. Que devient alors le prétendu self-government de la commune?

La meilleure volonté de la part du gouvernement ne saurait empêcher d’odieux abus dans des localités isolées, alors qu’il s’agit de malheureux paysans, puisqu’elle n’y réussit pas, même lorsqu’il s’agit des intérêts les plus graves. La modicité des traitemens est extrême, et il y aurait pour l’employé impossibilité d’exister sans la perception de bénéfices illicites. Il faut que l’employé vive, tel est le mot de la morale relâchée de la société russe, et l’on ajoute que tout service rendu a droit à une récompense. Or, de quelque côté