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l’homme et que rien ne saurait complètement effacer, ne rencontrait satisfaction qu’au dehors, dans le travail industriel, dans le commerce, dans les entreprises lointaines; celles-ci devaient donc absorber les individualités plus actives. Les rapports intérieurs gardèrent les traits de l’enfance sociale, car on ne rencontre en Russie rien d’analogue à ce développement progressif de la civilisation ancienne et de la féodalité, du droit romain et du droit canonique, qui a fait la grandeur de l’Occident. Une sorte d’état patriarcal se conserva comme cristallisé dans sa forme primitive au milieu de la commune, qui, au lieu d’être comme ailleurs un élément de lutte et d’émancipation, fut au contraire une cause d’immobilité et de routine. L’administration se trouvait confiée à l’ancien (starosta-senior), assisté par des élus. Des élémens mauvais ne tardèrent pas à s’y glisser. Les plus riches s’entendirent avec des employés subalternes pour gérer les affaires communales dans des vues personnelles, pour pressurer les autres paysans et partager le butin. Ces mangeurs de communes (miroïedy) étouffaient les voix des opprimés, et la tradition de pareils procédés se conserve au milieu des fonctionnaires (tchinovniks), véritables communophages, qui exploitent sans pitié la faiblesse et la misère.

Les conséquences morales de ce régime devaient être aussi tristes que les résultats matériels. Le paysan, ne pouvant songer à l’avenir, s’habitua à ne vivre que dans le présent; il s’abandonna sans réserve au vice funeste dont souffre le pays, l’ivrognerie. Etranger à tout ce qui pouvait élever l’âme en fortifiant l’intelligence, il chercha dans l’eau-de-vie l’oubli de ses maux. La tradition populaire conserve sous la forme de l’apologue, familière à l’Orient, un curieux récit. « Après avoir créé la terre, Dieu pensa à la peupler. Il forma donc les différentes nations et leur distribua à chacune une partie du globe terrestre. Le Russe obtint pour sa part les biens de la terre en abondance. Le partage terminé, le bon Dieu demanda à ces peuples s’ils étaient contens. Tous répondirent oui, hormis le Russe qui, ôtant son bonnet et s’approchant du Créateur, lui dit en s’inclinant : A na vodkou tchto ni? (n’y a-t-il rien pour boire de l’eau-de-vie?) »

Le fermage des eaux-de-vie, qui confie à l’avidité des entrepreneurs la perception de l’impôt sous la forme de la vente des spiritueux, aggrave singulièrement le mal. Nous trouvons à ce sujet des détails aussi curieux qu’instructifs dans le livre de M. Olguerdovitch, les Questions du jour en Russie. L’intérêt des fermiers consiste à faire boire le plus possible d’eau-de-vie; pour arriver à ce but rien ne les arrête, d’autant plus que les agens de l’autorité ont reçu l’ordre de ne pas poursuivre leurs abus; ils réalisent d’immenses for-