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mière de la propriété en Russie. En effet, dans ce pays le droit privé ne s’est pas manifesté sous la forme qui en a généralisé les garanties à l’occident de l’Europe; on ne rencontre point ici le travail latent et infatigable de la personnalité humaine, qui a fait la grandeur des populations successivement arrivées à la possession individuelle du sol. L’aspiration au droit de propriété a maintenu chez les peuples imbus de la tradition romaine l’esprit de liberté sous le régime de la dépendance. En Russie au contraire, la propriété territoriale privée n’a formé longtemps qu’une exception; les bases en sont encore peu assurées, et le rescrit impérial destiné à provoquer la libération des paysans croit devoir commencer par poser en principe que « le droit de propriété de toutes les terres est maintenu en faveur des propriétaires. »

Ce n’est point une précaution superflue, car l’idée qui attribue à l’autocrate seul le droit de propriété n’est que trop répandue. « Personne en Russie n’a de propriété véritable, excepté la nation et son représentant, le tsar. Tout le reste, propriété des communes ou des familles, n’est qu’une propriété temporairement concédée et qui ne repose pas sur le principe de la stabilité[1]. » Aussi un des écrivains qui s’attachent à faire comprendre le bienfait des mesures provoquées par Alexandre II insiste-t-il sur la pensée que les rescrits proclament la propriété incontestable et incontestée de la terre en faveur des seigneurs. « C’est, dit-il, le premier acte légal — confirmant des privilèges conférés par Catherine II à la noblesse — qui leur reconnaît ce droit[2]. »

Depuis les temps les plus reculés, les tsars, les grands-ducs et les petits princes ont distribué certaines parts du sol aux personnes de leur cour, aux guerriers et à des serviteurs, soit temporairement, soit à vie, soit avec le droit d’hérédité. Les propriétés acquises d’une manière irrévocable formaient un domaine (votchina); mais la plupart étaient données avec droit de retour au prince : c’étaient les poméstia. Chaque poméstchik, c’est-à-dire chaque détenteur de ces biens, devait fournir un soldat par un certain nombre de feux; il obtenait une sorte de droit de tutelle sur les paysans établis dans le poméstié. Nulle part on ne rencontre les traces d’une propriété indépendante acquise aux paysans. Ils payaient tous, outre l’impôt par feu acquis au trésor, des redevances territoriales, perçues par le propriétaire ou par le souverain, si la terre appartenait au domaine. D’immenses espaces constituaient les biens de l’état; ils étaient cultivés en partie par des familles de paysans réunies

  1. Haxthausen, tome III, page 157.
  2. Olguerdovitch, les Questions du jour en Russie.