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que j’ai surpris et qu’il faut garder, entendez-vous ? Il ne m’épouse pas, et j’ai le bonheur de rester libre… et pauvre…

— Pauvre ! Je croyais que vous aviez au moins de l’aisance ?

— Eh bien ! il n’en est rien. Je me suis querellée aujourd’hui avec ma tante, toujours à propos du baron ; alors elle m’a déclaré qu’elle ne me donnerait rien pour m’établir, et qu’elle ferait valoir ses droits sur le petit héritage que m’a laissé mon père, vu qu’elle lui avait prêté dans le temps je ne sais combien de ducats… pour… Je n’y ai rien compris, sinon que me voilà ruinée !

— Ah ! Marguerite, s’écria Christian involontairement, si j’étais riche et bien né !… Voyons ! ajouta-t-il en lui saisissant la main, car elle avait fait le mouvement de se rejeter au fond de la voiture, ce n’est pas une déclaration que j’ai l’audace de vous faire. De ma part, elle serait insensée, je n’ai rien au monde, et je n’ai pas de famille ; mais vous m’avez permis l’amitié : ne puis-je vous dire que si j’étais riche et noble, je voudrais partager avec vous comme avec ma sœur ?

— Merci, Christian, répondit Marguerite tremblante, bien que rassurée ; je vois la bonté de votre cœur, je sais l’intérêt que vous me portez… Mais pourquoi me dites-vous que vous êtes sans famille, quand le nom de votre oncle est si honorable ?… — Puis elle ajouta en s’efforçant de rire : N’admirez-vous pas que j’aie l’air de vous dire… quelque chose assurément à quoi je ne pense pas ? Non, je n’ai pas à vos yeux cet air-là ; vous n’êtes pas un fat, vous ! Vous êtes tout vrai et tout confiant comme moi, et vous comprenez bien que si je vous interroge, c’est parce que je me préoccupe des chances de bonheur que vous avez dans la vie, avec n’importe qui… Dites-moi donc pourquoi vous vous tourmentez de votre naissance, que bien des gens pourraient envier ?

— Ah ! Marguerite, s’écria Christian, vous voulez le savoir, et je voulais vous le dire, moi ! Voilà que nous arrivons tout à l’heure, et que je vais vous quitter cette fois pour toujours. Je ne veux pas vous laisser de moi un souvenir usurpé au prix d’un mensonge. Ne pouvant prétendre qu’à votre dédain et à votre oubli, je les accepte, c’est tant pis pour moi ! Sachez donc que Christian Goefle n’existe pas. M. Goefle n’a jamais eu ni fils ni neveu.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marguerite. Il l’a dit aujourd’hui au château. Tout le monde l’a répété, mais personne ne l’a cru. Vous êtes son fils… par mariage secret, il vous reconnaîtra, il vous adoptera, cela est impossible autrement !

— Je vous jure sur l’honneur que je ne lui suis rien, et qu’hier matin il ne me connaissait pas plus que vous ne me connaissiez.

— Sur l’honneur ! vous jurez sur l’honneur… Mais, si vous n’êtes pas Christian Goefle, je ne vous connais pas, moi ! et je n’ai pas de