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Je me suis endormi en causant. Vous savez, docteur, je me marie décidément.

— Avec la belle comtesse Marguerite ?

— Pas du tout ; c’est une petite sotte. J’épouse la grande Olga. J’aurai des enfans russes.

— De beaux enfans à coup sûr.

— Oui, si ma femme a bon goût, car je ne crois pas un mot de vos flatteries, docteur ; ma femme me trompera. Qu’importe, pourvu que j’aie un héritier, pourvu que les cousins et arrière-cousins enragent ! Docteur, je tiens à vivre assez pour voir cela, entendez-vous ? Faites-y attention, je ne vous lèguerai pas un ducat ! Je vous comblerai pendant ma vie, pour que vous ayez intérêt à me conserver. J’agirai de même avec ma femme : chaque année de ma vie augmentera son luxe et ses parures. Après moi, si elle n’a pas fait d’économies, elle n’aura rien. Elle n’aura même pas la tutelle de son enfant ! Oh ! oui-dà, je n’ai pas envie d’être empoisonné !

— Vous vous nourrissez d’idées sinistres, monsieur le baron. Mauvais régime !

— Quelle bêtise vous dites là, docteur ! C’est comme si vous disiez que j’ai tort d’avoir trop de bile dans le foie. Est-ce ma faute ?

— Ne sauriez-vous vous efforcer d’avoir des idées riantes ? Essayez ; pensez à cette comédie de marionnettes qui était fort gaie.

— Que je pense aux marionnettes ! Vous voulez donc me rendre imbécile ?

— Oh ! certes, si je pouvais éteindre le feu de vos pensées…

— Pas de complimens sur mon intelligence, je vous prie ; je sens qu’elle baisse beaucoup.

— Monsieur le baron est seul à s’en apercevoir.

Le baron haussa les épaules, bâilla et garda quelques instans le silence. Le docteur vit ses yeux s’agrandir, ses pupilles se dilater et sa lèvre inférieure devenir pesante. Le sommeil approchait.

Tout à coup le baron se leva et montra la muraille en disant : — Je la vois toujours ! C’est comme hier ! C’était un homme d’abord, et puis la figure a changé… À présent elle regarde à la fenêtre, elle se penche… Courez, courez, docteur ! On m’a trompé, on m’a trahi… J’ai été joué comme un enfant !… Un enfant !… Non, il n’y a pas d’enfant ! — Et se rasseyant, le baron, mieux éveillé, ajouta avec un sourire lugubre : — C’était dans la comédie de Christian Waldo… Un tour de bateleur !… Vous voyez, docteur, vous le voulez, je pense aux marionnettes… Je me sens lourd ;… ne me quittez pas. — Et le baron s’endormit les yeux ouverts, comme un cadavre.

Au bout de quelques instans, ses paupières se détendirent et s’abaissèrent ; le docteur lui toucha le pouls, qui était plein et lourd. Le baron avait besoin, selon lui, d’être saigné ; mais comment l’y