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les planches), et quand il en sort, il retombe dans la nuit, surtout quand il a la malheureuse habitude de boire avec les laquais de bonne maison.

— Comment ? vous croyez qu’il a bu ici avec…

— Avec vos laquais, qui vous ont rendu compte de son intéressante conversation, monsieur le majordome, puisque vous avez ces renseignemens fidèles sur l’épaisseur de son intelligence…

Johan se mordit encore les lèvres, et Christian fut dès lors convaincu que son incognito devait avoir été trahi jusqu’à un certain point par Puffo le verre en main, ou tout à fait par Massarelli l’argent en poche. Puffo ne connaissait Christian que sous le nom de Dulac, Massarelli le connaissait désormais sous tous ses noms successifs, excepté pourtant peut-être sous le nom récemment improvisé de Christian Goefle. Christian cherchait à s’assurer de ce dernier fait, en étudiant l’âpre curiosité que laissait percer le majordome de voir sa figure, et il comprit bientôt que ce n’était pas tant pour le plaisir de savoir s’il avait ou non une tête de mort que pour l’intérêt de reconnaître dans cette figure de bateleur celle du faux neveu de M. Goefle, laquelle avait été, la veille, très bien vue dudit majordome. — Enfin, dit celui-ci après beaucoup de questions insidieuses contre lesquelles l’aventurier se tint en garde, si une aimable dame… une jeune personne charmante, la comtesse Marguerite par exemple, vous demandait de voir vos traits,… vous seriez assez obstiné pour refuser…

— Qu’est-ce que la comtesse Marguerite ? dit Christian d’un ton ingénu, bien qu’il eût envie de souffleter maître Johan.

— Mon Dieu ! reprit le majordome, je dis la comtesse Marguerite, parce qu’elle est, à coup sûr, la plus jolie femme qu’il y ait à cette heure au château. Ne l’avez-vous pas remarquée ?

— Et où donc l’aurais-je vue, je vous prie ?

— Au premier rang de vos spectatrices.

— Oh ! si vous croyez que quand je joue, à moi presque seul, une pièce à vingt personnages, j’ai le temps de regarder les dames…

— Je ne dis pas, mais enfin vous ne seriez pas influencé par le désir de plaire à une jolie personne ?…

— Plaire ? monsieur Johan ! s’écria Christian avec une vivacité très bien jouée, vous me dites là, sans vous en douter, une chose fort cruelle. Vous ignorez apparemment que la nature m’a gratifié d’une laideur effroyable, et que c’est là l’unique cause du soin que je prends de me cacher !

— On le dit, répliqua Johan, mais on dit aussi le contraire, et M. le baron, ainsi que toutes les personnes, surtout les dames, ici rassemblées, a une grande envie de savoir à quoi s’en tenir.

— C’est une envie désobligeante à laquelle je ne me prêterai cer-