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Ce charmant caractère d’homme avait eu peu de mécomptes dans sa vie publique et peu de contrariétés dans son intérieur. Ce qui lui avait manqué depuis qu’il avait les jouissances d’ordre et de sécurité de l’âge mûr, c’était l’imprévu, qu’il prétendait, qu’il croyait peut-être haïr, mais dont il éprouvait le besoin, en raison d’une imagination vive et d’une grande flexibilité de talent. Il se sentait donc en ce moment tout ragaillardi, sans bien savoir pourquoi, et il regrettait que la pièce fût finie, car, bien que fatigué et baigné de sueur, il trouvait dans son cerveau dix actes nouveaux à jouer encore.

— Ah çà ! dit-il à Christian, je me repose, et vous voilà rangeant, travaillant… Ne puis-je vous aider ?

— Non, non, monsieur Goefle ; vous ne sauriez pas. Voyez d’ailleurs, cela est fait. Avez-vous trop chaud maintenant pour songer à vous remettre en marche pour le Stollborg ?

— Pour le Stollborg ? Est-ce que nous allons tristement nous coucher, excités comme nous le sommes ?

— Quant à cela, monsieur Goefle, vous êtes bien le maître de sortir de ce château par la porte dérobée, d’y rentrer par la cour d’honneur, et d’aller prendre votre part du souper qui sonne et des divertissemens qui se préparent probablement pour le reste de la soirée. Pour moi, mon rôle est terminé maintenant, et puisque vous avez renié votre généreux sang, puisque je ne peux reparaître à vos côtés sous le nom de Christian Goefle, il faut que j’aille manger n’importe quoi et étudier un peu de minéralogie jusqu’à ce que le sommeil me prenne.

— Au fait, mon pauvre enfant, vous devez être fatigué !

— Je l’étais un peu avant de commencer la pièce ; à présent je suis comme vous, je suis excité, monsieur Goefle. En fait d’improvisation, on est toujours très monté quand le moment vient de finir, et c’est quand la toile baisse sur un dénoûment qu’il faudrait pouvoir commencer. C’est alors qu’on aurait du feu, de l’âme et de l’esprit !

— C’est vrai ; aussi ne vous quitterai-je pas : vous vous ennuieriez seul. Je connais cette émotion, c’est comme lorsqu’on vient de plaider ; mais ceci est plus excitant encore, et à présent je voudrais faire je ne sais quoi, réciter une tragédie, composer un poème, mettre le feu à la maison ou me griser, pour en finir avec ce besoin de faire quelque chose d’extraordinaire.

— Prenez-y garde, monsieur Goefle, dit Christian en riant, cela pourrait bien vous arriver !

— À moi ? jamais ! jamais ! Hélas ! je suis d’une sobriété stupide.

— Pourtant la bouteille est à moitié vide, voyez !

— Une demi-bouteille de Porto à deux, ce n’est pas scandaleux, j’espère ?