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rage ! continua Christian, dès que Johan fut sorti. Vous voyez que tout va bien, et que nous n’avons fait que rêver toute la journée. Je parie que le baron est le meilleur des humains ; vous allez voir qu’il se convertit, et que nous serons forcés de le canoniser !

À l’acte suivant, qui fut très court et très gai, le baron sembla s’amuser beaucoup. Don Sanche ne paraissait pas. La langue ne tourna plus à M. Goefle, et sa voix fut si bien déguisée que personne ne se douta de sa présence. Dans l’entr’acte, il but plusieurs verres de Porto pour soutenir son entrain, et il était un peu gris au troisième et dernier acte, qui eut encore plus de succès que les précédens.

Parallèlement à l’action burlesque où Stentarello divertissait le public, Christian avait fait marcher une action sentimentale avec d’autres personnages. Dans ce dernier acte, Alonzo, l’enfant du lac, découvrait que Rosita, la fille des braves gens qui l’avaient élevé et adopté, n’était pas sa sœur, et lui exprimait son amour. Cette situation, bien connue au théâtre, a toujours été délicate. On n’aime pas à voir le frère passer brusquement de l’amitié sainte à une passion qui, en dépit du changement de situation, prend un air d’inceste improvisé. Les personnages de la jeune fille et d’Alonzo étaient les seuls que Christian n’eût pas chargés. Il avait fait de ce dernier un bon jeune homme vivant et pensant comme lui-même. Ce caractère entreprenant et généreux fut sympathique aux auditeurs, et les femmes, oubliant qu’elles avaient une marionnette devant les yeux, furent charmées de cette voix douce qui leur parlait d’amour avec une suavité chaste et un accent de franchise bien différens des phrases maniérées des bergeries françaises de l’époque.

Christian avait beaucoup lu Marivaux, ce talent à deux faces, si minutieux d’esprit, mais si simple de cœur, si émouvant dans la passion. Il avait senti le côté vrai, le grand côté de ce charmant génie, et il excellait vraiment à faire parler l’amour. La scène sembla courte ; plusieurs voix s’élevèrent pour crier ; « Encore ! encore ! » et Christian, cédant au désir du public, reprit Alonzo, qui était déjà sorti de ses doigts, et il le fit rentrer en scène d’une manière ingénieuse et naturelle : « Vous m’avez rappelé ? » dit-il à la jeune amoureuse, et ce mot si simple eut un accent si craintif, si éperdu et si naïf, que Marguerite mit son éventail sur son visage pour cacher une rougeur brûlante.

C’est qu’il se passait un étrange phénomène dans le cœur de cette jeune fille. Elle seule reconnaissait dans la voix d’Alonzo celle de Christian Goefle. C’est peut-être parce qu’elle seule avait assez parlé avec lui pour se la rappeler vivement. Et pourtant Christian Waldo donnait à dessein à la voix de son jeune personnage un diapason