Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/523

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rionnettes enfonçant la muraille mystérieuse, et trouvant là,… derrière ces briques… On ferait vite un décor ad hoc, j’en aurais le temps…

— Trouvant quoi ? dit M. Goefle.

— Je ne sais pas, dit Christian, devenu tout à coup pensif et sombre. Il me passe par la tête des idées si noires que je renonce à cette donnée. Elle m’ôterait tout mon entrain, et au lieu de continuer la pièce, je me mettrais à démolir ce mur avec une rage de curiosité…

— Allons, ne devenez pas fou, mon ami Christian ! C’est bien assez que je le sois, car tout ceci est une rêverie, et ma conscience me défend d’ailleurs de m’arrêter à des soupçons qui sont le résultat d’un estomac fatigué ou d’un cerveau malade d’inaction. Achevez la pièce, et faites-la inoffensive, si vous voulez la faire divertissante ; moi, je vais décidément travailler un peu, car j’ai là à dépouiller un carton que Stenson vient de me remettre, et sur le contenu duquel il faut que je me fasse une opinion définitive, vu que, d’un moment à l’autre, le baron peut me faire demander la solution que ce matin je lui ai promise.

Christian se mit à écrire sa pièce de théâtre, et M. Goefle à lire ses pièces de procédure, chacun sur un bout de la grande table, vers le milieu de laquelle ils avaient repoussé les mets du déjeuner. Ulphilas vint les renouveler en silence. Il était dans son état habituel d’ivresse semi-lucide, et il eut avec M. Goefle une assez longue dissertation, que n’entendit et n’écouta point Christian, à propos d’une soupe faite avec du lait, de la bière et du sirop, plat national que M. Goefle voulait avoir à son souper, et qu’Ulphilas se vanta de savoir faire aussi bien que personne en Suède. Il désarma, par cette promesse, le courroux de l’avocat, qui lui reprochait d’avoir grisé son petit laquais, reproche auquel Ulphilas jurait ne rien comprendre, et peut-être le jurait-il de bonne foi, lui qui portait les alcools avec tant d’aplomb et de sérénité.

À six heures, Christian avait fini, et M. Goefle n’avait pas travaillé. Il était inquiet, agité, et Christian, lorsqu’il levait par hasard les yeux vers lui, rencontrait les siens fixes et préoccupés. Pensant que c’était sa manière de travailler, il ne voulut le distraire par aucune réflexion, jusqu’au moment où Christian lui demanda avec un peu d’inquiétude s’il lui plairait de lire le canevas. — Oui, certes, dit M. Goefle ; mais que ne me le lisez-vous ?

— Impossible, monsieur Goefle. Il faut que je choisisse mes personnages, que je mette un peu d’ensemble dans leurs costumes, que je rassemble les pièces de mes décors, que je charge tout cela sur mon âne, et que je m’en aille vite au château neuf pour prendre