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« Nous étions aussi dénués l’un que l’autre ; mais ma situation, plus grave légalement que la sienne, n’avait rien de désespéré. Il n’avait tenu qu’à moi de fuir sans tant de risques, de fatigues et de misères. Je n’aurais eu qu’à me réfugier hors de Naples, chez la première venue des personnes honorables qui m’y avaient témoigné de l’amitié, et qui certes auraient cru à ma parole en apprenant de quelle manière j’avais été forcé, en quelque sorte, de tuer mon lâche ennemi. Il était haï, et moi j’étais aimé. On m’eût accueilli, caché, soigné, et mis en mesure de quitter le pays par protection. Devant de hautes influences, la police, l’inquisition même, eût peut-être fermé les yeux. Cependant je n’avais pu me résoudre à prendre ce parti ; la cause de mon insurmontable répugnance, c’était le manque d’argent et la nécessité d’accepter les premiers secours. J’avais joui chez le cardinal d’un assez beau traitement pour n’avoir pas le droit de partir les mains vides. Lui-même ne pouvait se douter de mon dénûment. J’aurais rougi d’avouer, non pas que j’étais sans argent, c’était le cas perpétuel des jeunes gens du monde que je fréquentais, mais que je n’étais pas en situation d’en avoir avant d’être mis en possession d’un nouvel emploi, et encore en supposant que j’y porterais une conduite plus prévoyante et plus régulière que je n’avais fait par le passé. Quant à ce dernier point, je voulais bien en prendre l’engagement vis-à-vis de moi-même ; mais ma fierté ne pouvait se résoudre à le prendre vis-à-vis des autres en de semblables circonstances.

« Quand j’expliquai cette situation à Guido Massarelli, il s’étonna beaucoup de mes scrupules, et même il en prit quelque pitié. Plus il m’engageait cependant à aller demander des secours à mes amis de Rome, plus je sentais augmenter ma répulsion : elle était peut-être exagérée ; mais il est certain qu’en me voyant assis côte à côte avec ce compagnon d’infortunes, je ne rougissais pas d’être réduit à manger de la graine de lupin avec lui, tandis que je serais mort de faim plutôt que d’aller avec lui demander à dîner à mes anciennes connaissances. Il avait tant abusé, lui, des demandes, des promesses, des repentirs stériles et des plaidoyers intéressans, que j’aurais craint de paraître jouer un rôle analogue au sien.

« Nous avons fait des sottises, lui dis-je, il faut savoir en subir les conséquences. Moi, je suis décidé à gagner la France par Gênes, ou l’Allemagne par Venise. J’irai à pied, récoltant ma vie comme je pourrai. Une fois dans une grande ville, hors de l’Italie, où je courrais toujours le danger de tomber, à la moindre imprudence, dans les mains de la police napolitaine, j’aviserai à trouver un emploi. J’écrirai au cardinal pour me justifier, à mes amis pour leur demander des lettres de recommandation, et je crois qu’après un peu