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pas le loisir de voir et de comprendre ce qui se passait à la hauteur de son genou. Ce n’était donc pour moi qu’une minute de répit entre le dénoûment de la pièce et celui de ma destinée.

« Je sentis qu’il ne fallait pas attendre mon salut du hasard ; je pris à terre deux burattini qui représentaient, par une singulière coïncidence avec ma situation, un bourreau et un juge, et, me serrant contre l’operante, je me levai près de lui, comme je pus ; je posai les marionnettes sur la planchette, et, au risque de crever la toile de la baraque, j’introduisis à l’impromptu une scène inattendue dans la pièce. La scène eut un succès inimaginable, et mon associé, sans se déconcerter le moins du monde, la saisit au vol, et, quoique fort à l’étroit, soutint le dialogue avec une gaieté et une présence d’esprit non moins extraordinaires. »

— Merveilleuse et folle Italie ! s’écria M. Goefle, ce n’est que là vraiment que les facultés sont si fines et si soudaines !

— Celles de mon compère, reprit Christian, étaient bien plus pénétrantes encore que vous ne l’imaginez. Il m’avait reconnu, il avait compris ma situation, il était résolu à me sauver.

— Et il vous sauva ?

— Sans rien dire, et pendant que je faisais, à sa place, au public, le discours final, il m’enfonça un bonnet à lui sur la tête, me jeta une guenille rouge sur les épaules, me passa de l’ocre sur la figure ; puis, dès que la toile fut baissée : Goffredi, me dit-il à l’oreille, prends le théâtre sur ton dos et suis-moi.

« En effet, nous traversâmes ainsi la place et sortîmes du village sans être inquiétés. Nous marchâmes toute la nuit, et, avant que le jour parût, nous étions dans la campagne de Rome. »

— Quel était donc, dit M. Goefle, cet ami dévoué ?

— C’était un fils de famille, nommé Guido Massarelli, qui se sauvait, comme moi, du royaume de Naples. Son affaire était moins grave : il ne se soustrayait qu’à ses créanciers ; mais il ne me valait pourtant pas, monsieur Goefle, je vous en réponds ! Et cependant c’était un aimable jeune homme, un garçon instruit et spirituel, une nature séduisante au possible. Je l’avais connu intimement à Naples, où il avait mangé son héritage et s’était fait beaucoup d’amis. Fils d’un riche commerçant et doué de beaucoup d’intelligence, il avait reçu une bonne éducation. Il s’était lancé, comme moi, dans un monde qui devait le mener trop vite ; il s’était vu bientôt sans ressources. Je l’avais nourri pendant quelque temps ; mais, ne se contentant plus d’une existence modeste et ne se sentant pas le courage de travailler pour vivre, il avait fini par faire des dupes.

— Vous le saviez ?

— Je le savais, mais je n’eus pas le courage de le lui reprocher