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Nous avons charmé nos loisirs en allant visiter la huerta ; nous avons vu entre autres, à Alcira, un seul jardin clos de murs et contenant huit mille orangers. Nous étions à la fin de juin, et on cueillait des oranges à l’arbre depuis le mois de janvier. Sous les orangers, la terre est semée de riz, d’abricots, de figues ; il n’y a pas un pouce de perdu.

Là aussi il y a des palmiers, mais nulle part il n’y en a comme à Elche. C’est un détour que je vous fais faire en ce moment, mais il mène dans un si beau et si éclatant pays ! Elche est à six lieues d’Alicante ; on peut y aller et en revenir en un jour. Allez-y, vous aurez vu l’Afrique, vous aurez vu l’Orient. C’est un morceau découpé dans la patrie du soleil et transporté en bloc sur le sol de l’Espagne. Pour y arriver, vous traversez un pays aride et desséché, puis tout d’un coup et sans transition vous entrez dans de grands bois de palmiers. La ville, aux maisons basses et aux toits plats, est brunie et rougie par le soleil. Montez sur la plate-forme de l’église, vous verrez dans le lointain la mer, et tout autour de vous des forêts de palmiers : cela ressemble aux plus beaux tableaux de Marilhat et de Decamps, et vous pouvez y placer les charmantes têtes de Bida. Sur cette nature ardente, brûlante et brûlée, qui borne l’horizon, la verdure des palmiers tranche comme un rideau. Ces arbres singuliers ont quelque chose d’une décoration de théâtre ; il y en a qui comptent leur âge par siècles. Les hommes qui montent jusqu’à la cime pour cueillir les fruits font cette ascension avec les pieds nus, en les posant sur les anneaux successifs du tronc, et en s’aidant d’une corde passée autour de leur ceinture et autour de l’arbre. Un palmier abattu est dépecé comme une momie ; c’est un composé d’écorces superposées les unes aux autres, et qui, coupées avec la hache, se déroulent et se développent comme des bandelettes. On arrache ainsi ces feuilles silencieuses et mystérieuses comme si on espérait trouver au fond un trésor ou un secret, et on n’y trouve rien de plus qu’au fond de la vie. De cette visite d’une heure en Orient, on ne remporte qu’un souvenir ébloui, le rêve d’un homme qui se serait endormi la tête au soleil.

Retournons à Valence, et allons regarder le clocher de la cathédrale. Décidément nous voyons une boule ; il y a un bateau, un des trente-huit. Nous partons pour Barcelone, la ville industrieuse, le Manchester de l’Espagne. Barcelone a quatre stations de chemins de fer, et un de ces chemins, celui d’Arenys, se dirige vers la frontière de France. À Arenys, nous tombons dans une diligence qui, après vingt-quatre heures de meurtrissures, nous dépose à Perpignan. Ici on me demande mon passeport, et je comprends que je suis rentré chez moi.


JOHN LEMOINNE.