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à contempler : Il fléchit sur ses jambes de devant, puis il se relève et marche encore, puis il tourne sur lui-même, il rend le sang par la bouche, et enfin roule sur le dos pour ne plus se relever. Alors arrive le cachetero, l’homme au stylet, le dernier acteur du drame, qui, prenant le taureau moribond par une corne, lui enfonce son poignard dans la moelle épinière, et tout mouvement cesse subitement. On entend le bruit des grelots ; les mules pimpantes et sonores font leur entrée et viennent emporter les cadavres, ceux des chevaux d’abord, Attachés au bout de la corde, ils sont traînés sur le sable au grand galop. Le corps du taureau est enlevé de la même façon ; on jette du sable sur les traces de sang, on nettoie la place avec des râteaux, et une nouvelle course commence.

Les courses se suivent, mais elles ne se ressemblent pas : je n’en ai point vu deux pareilles ; le danger, la lutte, la mort, présentent d’infinies variétés. Les combattans sont eux-mêmes très inégaux ; les espadas ont leurs bons et leurs mauvais jours. Les trois premiers aujourd’hui à Madrid sont, je l’ai dit, Cucharès, Cayetano et le Tato. Cucharès n’est plus jeune et il est riche, ce qui fait qu’il n’aime plus à faire de folies ; mais il a une grande pratique et connaît à fond le taureau. Cayetano est, dit-on, celui qui a le jeu le plus académique ; il se pose et se tient admirablement devant le taureau ; je l’ai vu, dans une seule course, tuer successivement ses trois taureaux avec un seul coup d’épée. Le Tato est jeune, toujours souriant, et de la classe des fantaisistes ; c’est aujourd’hui le favori du public. Avez-vous lu une belle tragédie allemande appelée le Gladiateur de Ravenne ? J’y pensais en voyant les toreros, et l’orgueil qu’ils ont de leur métier, et l’ivresse que leur donnent les ovations du public. Quand un coup d’épée est bien réussi, des applaudissemens frénétiques partent de tous les côtés ; alors l’espada fait triomphalement le tour de l’arène pour recueillir les bravos, on lui jette des cigares que ses suivans ramassent, comme au théâtre on ramasse les bouquets jetés aux danseuses. Un grand signe d’enthousiasme chez un amateur, c’est de jeter son chapeau ; il en tombe ainsi par douzaines que l’espada ramasse, puis il les rejette au hasard dans la foule, où ils retournent toujours aux mains de leurs propriétaires. Il y a des fanatiques qui jettent jusqu’à leurs habits. C’est l’enivrement produit par ces ovations, aussi bien que la rage causée par les sifflets, qui pousse les espadas aux jeux les plus périlleux, et quelquefois à la mort.

Et maintenant, que chacun fasse, comme il l’entendra, ses réflexions philosophiques sur les combats de taureaux : je me borne à la narration.

Ce fut en sortant du cirque, au moment de la chute du sixième taureau, qu’un soir je m’en allai reprendre le chemin de fer pour