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qu’il appelle à grands cris un ennemi digne de lui. Comme dans les drames de Shakspeare, une fanfare de trompettes annonce les changemens de scène et l’entrée de nouveaux acteurs. Voici la fanfare, voici le troisième acte, voici le vrai combat, le vrai duel, et le noble animal va se trouver face à face avec l’homme.

L’espada va sous la loge du président demander la permission de tuer le taureau. Il jure avec de grands gestes qu’il fera son devoir, puis il jette en l’air sa petite toque, et il va seul au-devant du taureau. De la main droite, il tient une longue épée, une vraie lame de Tolède : de la main gauche, son drap couleur de sang, la muleta. Il s’avance, il déploie le drap rouge sur son petit bâton, et l’agite devant les yeux du taureau, qui se jette en aveugle sur cette proie menteuse. L’espada doit choisir, pour frapper, le moment où le taureau a la tête baissée pour donner son coup de cornes.

Quoi qu’on puisse dire, c’est un moment poignant, solennel, magnifique, que celui où l’homme se tient debout, immobile, en face du taureau, l’œil fixe et l’épée tendue. Il faut qu’il ait un cœur, une main et des nerfs d’acier. Le coup d’épée doit être donné droit au milieu des épaules, c’est-à-dire entre l’épaule gauche et l’omoplate, et souvent un seul coup suffit. L’épée alors entre jusqu’à la garde, et le taureau, après avoir vacillé un instant, fléchit et tombe. D’autres fois j’ai vu des espadas être obligés de donner cinq, six coups d’épée avant de tuer le taureau, et alors ils sont siffles et hués à outrance. Ce que l’on ne pardonne pas, c’est le coup d’épée donné dans le flanc du taureau, et qui perce les poumons. C’est un vrai meurtre, l’animal est tué sans combat, et meurt étouffé.

Un des plus beaux coups et des plus difficiles, c’est celui qui consiste à recevoir le taureau, à attendre, l’épée droite, qu’il relève la tête, et à le laisser s’enferrer. L’autre jour, Cucharès était en face du taureau, l’épée levée, quand une voix formidable lui cria : Ah ! que no lo recibe vd ! que non, tu ne le recevras pas ! Et aussitôt la salle de chanter sur l’air des lampions : Ah que no ! ah que no ! Cucharès exaspéré reçut l’attaque, mais sans abattre le taureau.

L’animal blessé garde l’épée enfoncée dans son épaule ; les chulos arrivent avec leurs capes, sur lesquelles il se précipite. Dans ses bonds tumultueux, le taureau rejette l’épée et la fait voler en l’air. D’autres fois la lame acérée et bien trempée continue de s’enfoncer elle-même par son seul poids et par les mouvemens du taureau, et disparaît jusqu’à la garde ; alors on en apporte une autre. Il faut que les taureaux aient une force prodigieuse pour pouvoir courir et combattre avec de pareilles blessures, et certainement ils ont un courage égal à leur force. J’en ai vu, après un premier coup d’épée, bondir encore par-dessus la barrière. L’agonie du noble animal, sa lutte contre la mort, dont il a reçu le coup, est douloureuse