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une autre fois. Il arrive qu’un taureau tue et laisse sur le sable quatre, cinq et six chevaux ; quelquefois, parcourant en vainqueur le champ de carnage, rugiens et quœrens quem devoret, il rencontre sous ses pieds le corps d’un cheval ; alors il tourne et retourne cette masse inerte, et l’agite comme un hideux drapeau. J’ai vu le taureau, rencontrant le corps d’un cheval qui paraissait mort et n’était que mourant, le retourner d’un coup de cornes, et le cheval, comme frappé par une pile voltaïque, se remettre sur ses restes de jambes et s’enfuir au galop ou en lançant des ruades désespérées.

Détournons les regards de ce dégoûtant spectacle, et suivons de préférence le taureau. Le picador, comme je vous l’ai déjà dit, porte une longue lance terminée par une pointe en fer avec laquelle il pique le cou du taureau. L’animal, blessé et déjà sanglant, hésite quelquefois et piétine sur le sable avant de recommencer l’attaque. La pointe de fer est arrêtée par un tampon, qui l’empêche de pénétrer plus avant ; mais j’ai vu un jour la lance passer tout entière, avec le tampon, sous la peau du taureau, sans que le picador ait pu parvenir à la dégager. Le taureau en fureur battait les airs avec cette grande lance comme avec un fléau. Toujours emportant cette flèche de Nessus attachée à ses flancs, il a franchi d’un bond la barrière, et ce n’est que dans le couloir qu’on, a pu la lui arracher. On m’a dit que cet incident ne s’était jamais présenté.

Mais c’est le peuple, c’est le grand public qu’il faut, regarder, car lui aussi il est du spectacle. Ah ! quels cris ! quel enthousiasme ! quelle ivresse ! quelle furie ! Quand le taureau a fait un beau coup, quand il a écrasé l’homme et le cheval contre la barrière, ou qu’il les a jetés en l’air comme s’il jouait à pile ou face, alors il est couvert d’applaudissemens. Bravo, toro, bravo ! Mais s’il est poltron, s’il refuse la bataille, si, arrivé devant le picador, il secoue la tête et s’en va, ce sont alors des cris de malédiction. Je ne vous traduirai pas en français, je ne vous répéterai pas en espagnol, et je ne vous dirai pas même dans le latin qui brave l’honnêteté, les invectives dont on accable soit les bêtes, soit les hommes. La saturnale est complète ; le peuple est maître, et tout le monde est peuple. Il y a dans la nature humaine, quand elle n’est pas rompue et domptée par la religion, par l’éducation, par le sentiment de la dignité, il y a quelque, chose de cruel et de sauvage qui n’est qu’endormi et qu’il suffit d’une étincelle pour réveiller. C’est ainsi que les lions et les tigres apprivoisés se rallument quand ils ont senti ou touché le sang. À ce spectacle des taureaux, regardez les femmes et les enfans chez qui, bien plus que chez les hommes, le caractère est à l’état d’instinct. Vous verrez les enfans se mettant debout sur les gradins et applaudissant avec transport ; vous verrez de superbes jeunes filles, enflammées comme des bacchantes, les narines à l’air,